— Mais pourquoi Meghan ?
— C’est ce que nous aimerions comprendre, lui dis-je.
— Ça n’a aucun sens. Meghan était tout ce qu’il y a de plus gentil. C’était une libraire aimée de sa clientèle, une voisine attentionnée.
— Et pourtant, répondis-je, quelqu’un lui en voulait suffisamment pour la tuer.
Samuel resta muet de stupéfaction.
— Monsieur Padalin, reprit Derek, cette question est très importante : avez-vous été menacé ? Ou avez-vous eu affaire à des gens dangereux ? Des gens qui auraient pu vouloir s’en prendre à votre femme.
— Mais pas du tout ! s’offusqua Samuel. C’est vraiment mal nous connaître.
— Est-ce que le nom de Jeremiah Fold vous dit quelque chose ?
— Non, rien du tout. Vous m’avez déjà posé cette question hier.
— Est-ce que Meghan était soucieuse dans les semaines qui ont précédé sa mort ? Vous aurait-elle fait part d’inquiétudes ?
— Non, non. Elle aimait lire, écrire et faire sa course à pied.
— Monsieur Padalin, dit Anna, qui pouvait savoir que vous et Meghan n’alliez pas participer aux célébrations liées à la première du festival ? Le meurtrier savait que ce soir-là votre femme allait faire son jogging comme d’habitude, alors que la plupart des habitants se trouvaient sur la rue principale.
Samuel Padalin prit un instant de réflexion.
— Tout le monde parlait de ce festival, répondit-il finalement. Avec nos voisins, en faisant nos courses, avec les clients de la librairie. Les conversations tournaient autour d'un seul sujet : qui avait des billets pour la première et qui se mêlerait simplement à la foule sur la rue principale. Je sais que Meghan expliquait à tous ceux qui lui posaient la question que nous n’avions pas réussi à avoir de billets et qu’elle ne comptait pas se mêler à la cohue du centre-ville. Elle disait, sur le ton de ceux qui ne célèbrent pas le réveillon et en profitent pour se coucher de bonne heure : « Je vais lire sur ma terrasse, ce sera la soirée la plus calme depuis longtemps. » Vous voyez l’ironie.
Samuel semblait complètement désemparé.
— Vous disiez que Meghan aimait écrire, dit alors Anna. Qu’est-ce qu’elle écrivait ?
— Tout et rien. Elle avait toujours voulu écrire un roman, mais elle n’avait jamais réussi à trouver la bonne intrigue, disait-elle. Elle tenait un journal par contre, assez assidûment.
— L’avez-vous gardé ? demanda Anna.
— Je les ai gardés. Il y a au moins quinze volumes.
Samuel Padalin s’absenta un instant et revint avec un carton poussiéreux vraisemblablement exhumé de sa cave. Une bonne vingtaine de carnets, tous de la même marque.
Anna en ouvrit un au hasard : il était rempli jusqu’à la dernière page d’une écriture fine et serrée. Il y en avait pour des heures de lecture.
— Est-ce que nous pouvons les emporter ? demanda-t-elle à Samuel.
— Si vous voulez. Mais je doute que vous trouviez quelque chose d’intéressant.
— Vous les avez lus ?
— Certains, répondit-il. En partie. Après la mort de ma femme, j’avais l’impression de la retrouver en lisant ses pensées. Mais je me suis rapidement rendu compte qu’elle s’ennuyait. Vous verrez, elle décrit ses journées et sa vie : ma femme s’ennuyait au quotidien, elle s’ennuyait avec moi. Elle parlait de sa vie de libraire, de qui achetait quel genre de livre. J’ai honte de vous dire cela, mais j’ai trouvé qu’il y avait un côté pathétique. J’ai vite arrêté ma lecture, c’était une impression assez désagréable.
Ceci expliquait pourquoi les carnets avaient été relégués à la cave.
Au moment de partir, emportant le carton avec nous, nous remarquâmes des valises dans l’entrée.
— Vous partez ? demanda Derek à Samuel Padalin.
— Ma femme. Elle emmène les enfants chez ses parents, dans le Connecticut. Elle a pris peur avec les derniers évènements survenus à Orphea. Je les rejoindrai sans doute plus tard. Enfin, quand j’aurai la permission de quitter l’État.
Derek et moi devions retourner au centre régional de la police d’État pour y retrouver le major.
Le major McKenna voulait nous voir pour un point de la situation. Anna proposa de se charger de lire les carnets de Meghan Padalin.
— Tu ne veux pas qu’on se partage le travail ? suggérai-je.
— Non, je suis contente de le faire, ça va m’occuper la tête. J’en ai besoin.
— Je suis désolé pour le poste de chef de la police.
— C’est comme ça, répondit Anna qui se faisait violence pour ne pas craquer devant nous.
Derek et moi prîmes la route du centre régional de la police d’État.
De retour à Orphea, Anna fit un arrêt au commissariat. Tous les policiers étaient réunis dans la salle de repos où Montagne improvisait un petit discours de prise de fonction dans son rôle de nouveau chef.
Anna n’eut pas le cœur de rester et décida de rentrer chez elle pour se plonger dans les carnets de Meghan. En passant la porte du commissariat, elle tomba sur le maire Brown.
Elle le dévisagea un instant en silence, puis elle demanda :
— Pourquoi m’avez-vous fait ça, Alan ?
— Regarde ce merdier dans lequel nous sommes, Anna, dont je te rappelle que tu es pour partie responsable. Tu voulais tellement t’occuper de cette enquête, il est temps que tu en assumes les conséquences.
— Vous me punissez parce que j’ai fait mon boulot ? Oui, j’ai été obligée de vous interroger, ainsi que votre femme, mais parce que l’enquête le réclamait. Vous n’avez pas eu de passe-droits, Alan, et cela fait de moi un bon flic justement. Quant à la pièce de Harvey, si c’est ça que vous appelez merdier , je vous rappelle que c’est vous qui l’avez fait venir ici. Vous n’assumez pas vos erreurs, Alan. Vous ne valez pas mieux que Gulliver et Montagne. Vous pensiez être un philosophe-roi, vous n’êtes qu’un petit despote sans envergure.
— Rentre chez toi, Anna. Tu peux démissionner de la police si tu n’es pas contente.
Anna retourna chez elle, bouillonnant de rage. À peine eut-elle franchi la porte de sa maison qu’elle s’effondra dans le hall d’entrée, en pleurs. Elle resta longtemps assise à même le sol, blottie contre la commode, à sangloter. Elle ne savait plus quoi faire. Ni qui appeler. Lauren ? Elle lui dirait qu’elle l’avait prévenue que sa vie n’était pas à Orphea. Sa mère ? Elle lui infligerait une énième leçon de morale.
Quand finalement elle se fut calmée, son regard se posa sur le carton rempli des carnets de Meghan Padalin qu’elle avait emporté avec elle. Elle décida de se plonger dedans. Elle se servit un verre de vin, s’installa dans un fauteuil et entreprit sa lecture.
Elle commença directement par le milieu de l’année 1993 et suivit le cours des douze derniers mois de Meghan, jusqu’à juillet 1994.
Anna fut d’abord terrassée d’ennui par la description fastidieuse que Meghan Padalin faisait de sa vie. Elle comprenait ce que son mari avait pu ressentir s’il avait lu ces lignes.
Mais voilà qu’en date du 1 erjanvier 1994, Meghan mentionnait le gala du Nouvel an, à l’hôtel de la Rose du Nord , à Bridgehampton, où elle avait rencontré « un homme qui n’était pas de la région » et qui l’avait particulièrement subjuguée.
Puis Anna passa au mois de février 1994. Ce qu’elle y découvrit la laissa totalement stupéfaite.
Extraits de ses carnets
1 erjanvier 1994
Bonne année à moi. Hier nous sommes allés au gala du Nouvel an à l’hôtel de la Rose du Nord à Bridgehampton. J’ai fait une rencontre. Un homme qui n’est pas de la région. Je n’ai jamais ressenti rien de tel avant lui. Depuis hier, je ressens des picotements dans mon ventre.
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