— L’incendiaire avait les clés, dis-je.
Anna me regarda d’un air grave :
— Jesse, je crois que celui que tu as surpris ici jeudi soir est venu finir le travail.
Je m’approchai jusque sur le palier pour observer l’intérieur de l’appartement : il n’en restait plus rien. Les meubles, les murs, les livres : tout était carbonisé. La personne qui avait mis le feu à l’appartement n’avait qu’un but : tout faire brûler.
Dans la rue, Brad Melshaw, le locataire du premier étage, assis sur les marches d’un immeuble voisin, enveloppé dans une couverture et buvant un café, contemplait la façade du bâtiment noircie par les flammes. Il nous expliqua avoir terminé son service au Café Athéna vers 23 heures 30.
— Je suis rentré directement chez moi, nous dit-il. Je n’ai rien remarqué de particulier. Je me suis douché, j’ai regardé un peu la télé et je me suis endormi sur mon canapé, comme cela m’arrive souvent. Vers 3 heures du matin, je me suis réveillé en sursaut. L’appartement était envahi de fumée. J’ai rapidement compris que ça venait de la cage d’escalier et en ouvrant la porte d’entrée j’ai vu que l’étage au-dessus brûlait. Je suis descendu aussitôt dans la rue et j’ai prévenu les secours avec mon portable. Apparemment, Stephanie n’était pas chez elle. Elle a des problèmes, c’est ça ?
— Qui vous en a parlé ?
— Tout le monde en parle. C’est une petite ville ici, vous savez.
— Connaissez-vous bien Stephanie ?
— Non. Comme des voisins qui se croisent, et encore. Nos horaires sont très différents. Elle a emménagé ici en septembre de l’année dernière. Elle est sympathique.
— Vous a-t-elle parlé d’un projet de voyage ? Vous a-t-elle parlé de s’absenter ?
— Non. Ainsi que je vous l’ai dit, nous n’étions pas suffisamment proches pour qu’elle m’en parle.
— Elle aurait pu vous demander d’arroser ses plantes ou de relever son courrier ?
— Elle ne m’a jamais demandé ce genre de service.
Soudain, le regard de Brad Melshaw se troubla. Il s’écria alors :
— Si ! Comment ai-je pu oublier cela ? Elle s’est disputée avec un policier l’autre soir.
— Quand ?
— Samedi soir dernier.
— Que s’est-il passé ?
— Je rentrais du restaurant à pied. C’était vers minuit. Il y avait une voiture de police garée devant l’immeuble et Stephanie parlait au conducteur. Elle lui disait : « Tu ne peux pas me faire ça, j’ai besoin de toi. » Et il lui a répondu : « Je ne veux plus entendre parler de toi. Si tu m’appelles encore, je porte plainte. » Il a démarré et il est parti. Elle est restée un moment sur le trottoir. Elle avait l’air complètement paumée. J’ai attendu à l’angle de la rue, d’où j’avais assisté à la scène, jusqu’à ce qu’elle remonte chez elle. Je ne voulais pas la mettre mal à l’aise.
— De quel type de voiture de police s’agissait-il ? demanda Anna. La police d’Orphea ou d’une autre ville ? La police d’État ? La police de l’autoroute ?
— Je n’en sais rien. Sur le moment, je n’ai pas fait attention. Et il faisait nuit.
Nous fûmes interrompus par le maire Brown qui me tomba dessus.
— J’imagine que vous avez lu le journal du jour, capitaine Rosenberg ? me demanda-t-il d’un ton furieux, en dépliant devant moi un exemplaire de l’ Orphea Chronicle .
Sur la une, s’affichait un portrait de Stephanie surmonté du titre suivant :
AVEZ-VOUS VU CETTE JEUNE FEMME ?
Stephanie Mailer, journaliste à l’Orphea Chronicle, n’a plus donné signe de vie depuis lundi. Autour de sa disparition se produisent d’étranges évènements. La police d’État enquête.
— Je n’étais pas au courant de cet article, monsieur le maire, assurai-je.
— Au courant ou pas au courant, capitaine Rosenberg, c’est vous qui créez toute cette agitation ! s’agaça Brown.
Je me tournai vers l’immeuble détruit par les flammes.
— Vous soutenez qu’il ne se passe rien à Orphea ?
— Rien dont la police locale ne puisse pas se charger. Alors ne venez pas créer davantage de désordre, voulez-vous ? La santé financière de la ville n’est pas au beau fixe et tout le monde compte sur la saison estivale et le festival de théâtre pour relancer l’économie. Si les touristes ont peur, ils ne viendront pas.
— Permettez-moi d’insister, monsieur le maire : je crois qu’il peut s’agir d’une affaire très grave…
— Vous n’avez pas le premier élément, capitaine Rosenberg. Le chef Gulliver me disait hier que la voiture de Stephanie n’a plus été vue depuis lundi. Et si elle était tout simplement partie ? J’ai passé quelques coups de fil à votre sujet, il paraît que vous partez à la retraite lundi ?
Anna me dévisagea d’un drôle d’air.
— Jesse, me dit-elle, tu quittes la police ?
— Je ne vais nulle part sans avoir tiré cette affaire au clair.
Je compris que le maire Brown avait le bras long lorsque, après avoir quitté Bendham Road, alors qu’Anna et moi regagnions le commissariat d’Orphea, je reçus un appel de mon supérieur, le major McKenna.
— Rosenberg, me dit-il, le maire d’Orphea me harcèle par téléphone. Il affirme que tu sèmes la panique dans sa ville.
— Major, expliquai-je, une femme a disparu et ce pourrait être en relation avec le quadruple meurtre de 1994.
— L’affaire du quadruple meurtre a été bouclée, Rosenberg. Et tu devrais le savoir puisque c’est toi qui l’as résolue.
— Je sais, major. Mais je commence à me demander si nous n’avons pas manqué quelque chose à l’époque…
— Qu’est-ce que tu me chantes là ?
— La jeune femme disparue est une journaliste qui avait rouvert cette enquête. Est-ce que ce n’est pas le signe qu’il faut creuser ?
— Rosenberg, me dit McKenna d’un ton agacé, d’après le chef de la police locale, tu n’as pas le moindre élément. Tu es en train de pourrir mon samedi et tu vas passer pour un idiot à deux jours de quitter la police. Est-ce vraiment ce que tu veux ?
Je restai silencieux et McKenna reprit d’une voix plus amicale :
— Écoute-moi. Je dois partir avec ma famille au lac Champlain pour le week-end, ce que je vais faire en prenant soin d’oublier mon téléphone portable à la maison. Je serai injoignable jusqu’à demain soir et de retour au bureau lundi matin. Tu as donc jusqu’à lundi matin, première heure, pour trouver quelque chose de solide à me présenter. Sinon, tu reviens gentiment au bureau, comme si de rien n’était. Nous boirons un verre pour célébrer ton départ de la police et je ne veux plus jamais entendre parler de cette histoire. Est-ce clair ?
— Compris, major. Merci.
Le temps était compté. Dans le bureau d’Anna, nous commençâmes à coller les différents éléments sur un tableau magnétique.
— D’après le témoignage des journalistes, dis-je à Anna, le vol de l’ordinateur à la rédaction aurait eu lieu dans la nuit de lundi à mardi. L’intrusion dans l’appartement a eu lieu jeudi soir, et finalement il y a eu l’incendie cette nuit.
— Où veux-tu en venir ? me demanda Anna en me tendant une tasse de café brûlant.
— Eh bien, tout laisse à penser que ce que cette personne cherchait ne se trouvait pas dans l’ordinateur de la rédaction, ce qui l’a obligée à aller fouiller l’appartement de Stephanie. Vraisemblablement sans succès, puisqu’elle a pris le risque de revenir le lendemain soir et d’y mettre le feu. Pourquoi agir ainsi si ce n’est pour espérer détruire les documents, faute d’avoir mis la main dessus ?
— Donc ce que l’on cherche est peut-être encore dans la nature ! s’exclama Anna.
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