Il y eut un silence glaçant. Puis, le chef Gulliver, comme s’il était en train de prendre la mesure de la situation, murmura :
— Ainsi commence la disparition de Stephanie Mailer.
Ce soir du 30 juillet 1994, à Orphea, il fallut un moment pour qu’arrivent finalement sur la scène de crime les premiers de nos collègues de la brigade criminelle ainsi que notre chef, le major McKenna. Après un point de la situation, il me prit à l’écart et me demanda :
— Derek, c’est toi qui es arrivé le premier sur les lieux ?
— Oui, major, lui répondis-je. Ça fait plus d’une heure qu’on est là avec Jesse. Étant l’officier le plus gradé, j’ai dû prendre quelques décisions, notamment de dresser des barrages routiers.
— Tu as bien fait. Et la situation me semble bien gérée. Tu te sens capable de prendre en charge cette affaire ?
— Oui, major. J’en serais très honoré.
Je sentais que McKenna hésitait.
— Ce serait ta première grosse affaire, dit-il, et Jesse est un inspecteur encore peu expérimenté.
— Rosenberg a un bon instinct de flic, assurai-je. Faites-nous confiance, major. Nous ne vous décevrons pas.
Après un instant de réflexion, le major finit par acquiescer :
— J’ai envie de vous donner votre chance, Scott. Je vous aime bien, Jesse et toi. Mais ne merdez pas. Parce que, quand vos collègues apprendront que je vous ai confié une affaire de cette envergure, ça va jaser sec. En même temps, ils n’avaient qu’à être là ! Où sont-ils tous, nom d’un chien ? En vacances ? Foutus connards…
Le major héla Jesse puis annonça à la cantonade pour que nos collègues entendent également :
— Scott et Rosenberg, c’est vous qui dirigerez cette affaire.
Jesse et moi étions bien décidés à ne pas faire regretter au major sa décision. Nous passâmes la nuit à Orphea, à réunir les premiers éléments de notre enquête. Il était presque 7 heures du matin lorsque je déposai Jesse devant chez lui, dans le Queens. Il me proposa de rentrer à l’intérieur boire un café et j’acceptai. Nous étions épuisés mais beaucoup trop excités par cette affaire pour dormir. Dans la cuisine, tandis que Jesse préparait la cafetière, je me mis à prendre des notes.
— Qui en voulait au maire au point de le tuer avec sa femme et son fils ? demandai-je à haute voix tout en notant cette phrase sur une feuille qu’il colla sur le frigo.
— Il faut interroger ses proches, suggéra Jesse.
— Que faisaient-ils tous chez eux le soir de la première du festival de théâtre ? Ils auraient dû être au Grand Théâtre. Et puis ces valises pleines de vêtements qu’on a trouvées dans la voiture. Je crois qu’ils étaient sur le point de partir.
— Ils s’enfuyaient ? Mais pourquoi ?
— Ça, Jesse, lui dis-je, c’est ce que nous devons découvrir.
Je collai une seconde feuille sur laquelle il inscrivit : Le maire avait-il des ennemis ?
Natasha, sans doute réveillée par nos éclats de voix, apparut à la porte de la cuisine, encore à moitié endormie.
— Qu’est-ce qui s’est passé hier soir ? demanda-t-elle en se blottissant contre Jesse.
— Un massacre, lui répondis-je.
— Meurtres au festival de théâtre ? lut Natasha sur la porte du frigo avant de l’ouvrir. Ça sonne comme une bonne pièce policière.
— Ça pourrait en être une, acquiesça Jesse.
Natasha sortit du lait, des œufs, de la farine qu’elle déposa sur le comptoir pour préparer des pancakes et se servit de café. Elle regarda encore les notes et nous demanda :
— Et alors, quelles sont vos premières hypothèses ?
JESSE ROSENBERG
Dimanche 29 juin 2014
27 jours avant la première
Les recherches pour retrouver Stephanie ne donnaient rien.
Il y avait presque vingt-quatre heures que la région était mobilisée, en vain. Des équipes de policiers et de volontaires ratissaient le comté. Des équipes cynophiles, des plongeurs ainsi qu’un hélicoptère étaient à pied d’œuvre également. Des bénévoles collaient des affiches dans les supermarchés et défilaient dans les magasins et les stations-service dans l’espoir que quelqu’un, client ou employé, aurait aperçu Stephanie. Les parents Mailer avaient fait une déclaration à la presse et aux télévisions locales, présentant une photo de leur fille, appelant quiconque l’aurait vue à contacter immédiatement la police.
Tout le monde voulait participer à l’effort : le Kodiak Grill offrait des rafraîchissements à quiconque avait pris part aux recherches. Le Palace du Lac, l’un des plus luxueux hôtels de la région et situé sur le comté d’Orphea, avait mis l’un de ses salons à disposition de la police qui s’en servait comme point de ralliement pour les volontaires désireux de se joindre aux forces vives, d’où ils étaient ensuite dirigés vers une zone de recherche.
Installés dans son bureau du commissariat d’Orphea, Anna et moi poursuivions notre enquête. Le voyage de Stephanie à Los Angeles restait un mystère total. C’est à son retour de Californie qu’elle s’était soudain rapprochée du policier Sean O’Donnell, insistant pour accéder à la salle des archives de la police. Qu’avait-elle pu découvrir là-bas ? Nous contactâmes l’hôtel où elle était restée mais sans que cela soit d’aucune utilité. En revanche, en nous penchant sur ses allers-retours réguliers vers New York — trahis par les débits de sa carte de crédit aux péages —, nous découvrîmes qu’elle avait reçu des amendes pour stationnement prolongé ou illégal — et même une mise en fourrière — toujours dans la même rue. Anna trouva sans difficulté la liste des différents établissements de la rue : restaurants, médecins, avocats, chiropraticiens, laverie. Mais surtout : la rédaction de la Revue des lettres new-yorkaises.
— Comment est-ce possible ? m’interrogeai-je. La mère de Stephanie m’a affirmé que sa fille avait été licenciée en septembre de la Revue des lettres new-yorkaises , raison pour laquelle elle est venue à Orphea. Pourquoi aurait-elle continué à se rendre là-bas ? Ça n’a aucun sens.
— En tout cas, me dit Anna, les dates de passage aux péages coïncident avec les contraventions reçues. Et d’après ce que je vois ici, les emplacements où elle a été verbalisée semblent être à proximité immédiate de l’entrée de l’immeuble où se trouvent les locaux de la Revue . Appelons le rédacteur en chef de la Revue pour lui demander des explications, proposa-t-elle en décrochant son téléphone.
Elle n’eut pas le temps de composer le numéro car au même moment on frappa à la porte de son bureau. C’était le responsable de la brigade scientifique de la police d’État.
— Je vous apporte le résultat de ce que nous avons trouvé dans l’appartement et la voiture de Stephanie Mailer, nous dit-il en agitant une lourde enveloppe. Et je pense que ça va vous intéresser.
Il s’assit sur le bord de la table de réunion.
— Commençons par l’appartement, dit-il. Je vous confirme qu’il s’agit d’un incendie criminel. Les lieux ont été arrosés de produits accélérants. Et si vous aviez un doute, ce n’est certainement pas Stephanie Mailer qui a mis le feu.
— Pourquoi dites-vous cela ? demandai-je.
Le policier brandit un sac en plastique contenant des liasses de billets :
— Nous avons trouvé 10 000 dollars en liquide dans l’appartement, cachés dans le réservoir d’une cafetière italienne en fonte. Ils sont intacts.
Anna dit alors :
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