Elle se tut. Il hésita longtemps avant de poser la question :
— Pourquoi tu n’as pas… ?
— Porté plainte ? Je… je couchais avec pas mal de monde à l’époque. Des hommes, des femmes… Y compris une de mes profs à la fac, une femme mariée avec des gosses. Et mon père était gendarme. Je savais ce qui allait se passer : l’enquête, la boue, le scandale… J’ai pensé à mes parents, à la façon dont ils réagiraient, à mon frère et à ma belle-sœur aussi, qui ignoraient tout de ma vie privée…
C’était comme ça qu’ils avaient réussi à garder le secret si longtemps, se dit-il. Sa première intuition dans la maison de Chaperon était la bonne. Ils devaient tabler sur le fait que 90 % des victimes de viol ne portent pas plainte et, en dehors des ados de la colonie qui n’avaient jamais vu leur visage, ils choisissaient des proies exposées, que leur mode de vie non conformiste dissuaderait de toute façon de le faire. Des prédateurs intelligents… Mais transparents cependant aux yeux de leurs femmes, qui avaient fini par soupçonner quelque chose, par faire chambre à part, ou par les quitter.
Il repensa au directeur de la colonie, mort dans un accident de moto. Une mort qui tombait à pic, elle aussi.
— Tu te rends compte que tu as mis ma vie en danger ?
— Je suis désolée, Martin. Vraiment. Mais, pour l’instant, je suis surtout accusée de meurtre, corrigea-t-elle avec un petit sourire triste.
Elle avait raison. Il allait devoir jouer serré. Confiant ne lâcherait pas le morceau si facilement, maintenant qu’il avait une coupable idéale. Et c’était Servaz lui-même qui la lui avait servie !
— Là où ça se complique, dit-il, c’est quand tu profites de mon absence pour remonter la piste de Chaperon sans rien dire à personne.
— Je ne voulais pas le tuer… Je voulais juste… lui faire peur. Je voulais voir la terreur dans ses yeux comme il avait vu la terreur dans ceux de ses victimes et s’en était délecté. Je voulais mettre le canon d’une arme dans sa bouche, seuls tous les deux dans cette forêt, et qu’il croie jusqu’à l’ultime seconde sa dernière heure arrivée. Ensuite, je l’aurais arrêté.
Sa voix n’était plus qu’un mince filet de glace et, l’espace d’un instant, il se demanda s’il ne s’était pas trompé.
— Encore une question, dit-il. À quel moment as-tu compris ce qui se passait ?
Elle plongea son regard dans le sien.
— Dès le premier meurtre, j’ai eu un doute. Ensuite, quand Perrault est mort et que Chaperon s’est évanoui dans la nature, j’ai su que quelqu’un était en train de leur faire payer leurs crimes. Mais j’ignorais qui.
— Pourquoi avoir volé la liste des enfants ?
— Un réflexe idiot. J’étais dessus, j’étais dans ce carton. Et tu avais l’air de beaucoup t’intéresser à tout ce qui se trouvait dans ce fichu carton. Je ne voulais pas qu’on m’interroge, qu’on fouille dans mon passé.
— Une dernière question : pourquoi es-tu allée fleurir la tombe de Maud Lombard aujourd’hui ?
Irène Ziegler garda le silence un moment. Cette fois, elle n’afficha aucune surprise. Elle avait déjà compris qu’elle avait été filée toute la journée.
— Maud Lombard s’est suicidée elle aussi.
— Je sais.
— J’ai toujours su que, d’une manière ou d’une autre, elle avait été victime de ces prédateurs. Moi aussi, j’ai été tentée par cette solution à un moment donné. Pendant un temps, Maud et moi, nous avons fréquenté les mêmes soirées — avant que je parte à la fac, avant qu’elle ne croise la route de ces ordures. Nous étions assez proches, pas vraiment des amies, juste des connaissances, mais je l’aimais bien. C’était une fille indépendante et secrète, qui parlait peu mais qui essayait d’échapper à son milieu. Alors, chaque année, à la date anniversaire, je mets des fleurs sur sa tombe. Et là, avant d’arrêter le dernier de ces salauds encore vivant, j’ai voulu lui envoyer un petit signe.
— Pourtant Maud Lombard n’a jamais séjourné à la colonie.
— Et après ? Maud avait fugué plusieurs fois. Elle traînait souvent avec des gens pas très nets. Elle rentrait parfois tard. Elle a dû tomber sur eux, quelque part, comme moi.
Servaz réfléchissait à toute vitesse. Son hypothèse se précisait. Une solution inouïe… Il n’avait plus de questions. La tête lui tournait de nouveau. Il se massa les tempes et se leva péniblement.
— Il y a peut-être une hypothèse que nous n’avons pas envisagée, dit-il.
D’Humières et Confiant l’attendaient dans le couloir. Servaz marcha vers eux en luttant contre cette sensation que les murs et le sol bougeaient et qu’il allait perdre l’équilibre. Il se massa la nuque et respira un grand coup — mais cela ne suffit pas à chasser l’impression étrange que ses chaussures étaient remplies d’air.
— Alors ? dit la procureur.
— Je ne crois pas que ce soit elle.
— Quoi ? s’exclama Confiant. Vous plaisantez, j’espère !
— Je n’ai pas le temps de vous expliquer maintenant : il faut aller vite. En attendant, gardez-la au chaud si vous voulez. Où est Chaperon ?
— On essaye de lui faire avouer les viols des ados de la colonie, répondit d’Humières d’un ton glacé. Mais il refuse de dire quoi que ce soit.
— Il n’y a pas prescription ?
— Pas dans la mesure où des éléments nouveaux nous amènent à rouvrir l’enquête. Martin, j’espère que vous savez ce que vous faites.
Ils échangèrent un regard.
— Je l’espère aussi, dit-il.
La tête lui tournait de plus en plus, il avait mal au crâne. Il se dirigea vers l’accueil et demanda une bouteille d’eau, puis il avala l’un des comprimés que lui avait donnés Xavier avant de rejoindre sa Jeep sur le parking.
Comment leur parler de son hypothèse sans s’attirer les foudres du jeune juge et mettre la proc dans l’embarras ? Une question le préoccupait. Il voulait en avoir le cœur net avant d’abattre ses cartes. Et il avait besoin de l’avis de quelqu’un — quelqu’un qui lui dirait s’il était sur la bonne voie, quelqu’un qui lui dirait surtout jusqu’où il pouvait aller sans se brûler les ailes. Il regarda sa montre. 21 h 12.
L’ordinateur…
Elle l’alluma. Contrairement à celui de Xavier, il était verrouillé. Tiens, tiens… Elle consulta sa montre. Cela faisait déjà presque une heure qu’elle était dans ce bureau.
Problème : elle était loin d’avoir les compétences d’une pirate informatique. Durant dix bonnes minutes, elle se creusa la cervelle pour trouver un mot de passe et elle essaya d’écrire Julian Hirtmann et Lisa Ferney dans tous les sens mais aucune de ses piteuses tentatives ne voulut fonctionner. Elle replongea dans le tiroir où elle avait aperçu une chemise contenant des documents personnels et elle entra d’abord numéros de téléphone et de Sécurité sociale, à l’endroit et à l’envers, puis date de naissance, combinaison du premier et du deuxième prénom (le nom complet de l’infirmière chef était Élisabeth Judith Ferney), association des trois initiales et de la date de naissance… Sans succès. Merde !
Son regard tomba encore une fois sur la salamandre…
Elle tapa « salamandre », puis « erdnamalas ».
Rien…
Diane tourna son regard vers l’horloge dans le coin de l’écran. 21 h 28.
Elle regarda encore une fois l’animal. Prise d’une impulsion subite, elle le souleva et le retourna. Sur son ventre, il y avait une inscription « Van Cleef & Arpels, New York ». Elle entra les noms dans l’ordinateur. Rien… Merde ! C’est ridicule ! On dirait un de ces foutus films d’espionnage à la con ! Elle les inversa… Pas ça non plus… Tu t’attendais à quoi, ma vieille ? On n’est pas au cinéma ! En désespoir de cause, elle essaya rien que les initiales : VC&ANY. Rien. À l’envers donc : YNA&CV…
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