Maintenant, nous avions une autre explication. Il avait des complices. Et il les avait tués.
Hypothèse numéro trois: c'était la plus simple. Le sang sur la batte n'était pas le mien. Le groupe B+ n'est pas très courant, mais il n'est pas rare non plus. Selon toute vraisemblance, ces deux cadavres n'avaient rien à voir avec la mort d'Elizabeth.
Seulement, je n'y croyais pas.
J'ai consulté l'horloge de l'ordinateur. Elle était réglée sur une espèce de satellite censé donner l'heure exacte.
18:04:42.
Encore dix minutes et vingt-huit secondes à attendre.
Attendre quoi?
Les téléphones continuaient à sonner. J'ai essayé de faire la sourde oreille en tambourinant sur la table. Moins de dix minutes maintenant. OK, s'il devait y avoir un changement côté lien, ce serait déjà arrivé. La main sur la souris, j'ai inspiré profondément.
Mon biper s'est mis à grésiller.
Je n'étais pas de garde ce soir. Donc, c'était soit une erreur — les standardistes de nuit étaient réputées pour —, soit un appel personnel. Ça a recommencé. Un double bip. Cela signifiait une urgence. J'ai regardé l'affichage.
C'était un appel du shérif Lowell. Avec la mention « Urgent ».
Huit minutes.
J'ai hésité, mais pas très longtemps. Tout plutôt que de mariner dans mes propres interrogations. J'ai décidé de le rappeler.
Une fois de plus, Lowell a su qui c'était avant de décrocher.
— Désolé de vous déranger, Doc.
Il m'appelait Doc maintenant. Comme si on était copains.
— Juste une petite question à vous poser.
La main sur la souris, j'ai fait glisser le curseur sur le lien et cliqué. Le navigateur s'est mis en branle.
— Je vous écoute, ai-je grogné.
Le logiciel de navigation mettait plus de temps, ce coup-ci. Sans afficher le message d'erreur.
— Le nom de Sarah Goodhart, ça vous dit quelque chose?
J'ai failli lâcher le téléphone.
— Doc?
J'ai écarté le combiné et l'ai contemplé comme s'il venait de se matérialiser dans ma main. Je me suis recomposé morceau par morceau. Une fois recouvré l'usage de ma voix, j'ai rapproché le téléphone de mon oreille.
— Pourquoi me demandez-vous ça?
Quelque chose est apparu sur l'écran de l'ordinateur. J'ai plissé les yeux. C'était une webcam. Une caméra de surveillance extérieure. Il y en a partout sur la Toile. Moi-même, j'utilisais quelquefois celles qui étaient réservées à la circulation, notamment pour surveiller les embouteillages matinaux sur le pont Washington.
— C'est une longue histoire, a fait Lowell.
J'avais besoin de gagner du temps.
— Dans ce cas, je vous rappellerai.
J'ai raccroché. Sarah Goodhart, ce nom avait un sens pour moi. Et quel sens!
Que diable se passait-il?
Le navigateur a fini de télécharger. Sur l'écran, j'ai vu un paysage urbain en noir et blanc. Le reste de la page était vide. Sans bannières ni titres. Je savais qu'il était possible de réduire l'image à sa portion congrue. C'était le cas ici.
J'ai jeté un coup d'œil sur l'horloge de l'ordinateur.
18:12:18.
La caméra était braquée sur un carrefour passablement animé, qu'elle surplombait peut-être de quatre ou cinq mètres. J'ignorais où se trouvait ce carrefour et quelle était la ville qui s'étendait sous mes yeux. Mais aucun doute, c'était une grande ville. Les piétons affluaient principalement du côté droit, tête basse, épaules rentrées, attaché-case à la main, épuisés après une journée de travail, se dirigeant probablement vers une gare ou un arrêt d'autobus. Au bout, à droite, on distinguait le trottoir. Les gens arrivaient par vagues, sûrement en fonction du changement des feux tricolores.
J'ai froncé les sourcils. Pourquoi m'avoir envoyé cette image-là?
L'horloge affichait 18:14:21. Moins d'une minute à attendre.
Les yeux rivés sur l'écran, je suivais le compte à rebours comme si on était la veille du jour de l'an. Mon pouls s'est accéléré. Dix, neuf, huit…
Un nouveau raz de marée humain a traversé l'écran de droite à gauche. J'ai détaché le regard de l'horloge. Quatre, trois, deux. Retenant mon souffle, j'attendais. Quand j'ai jeté un coup d'œil sur l'horloge, elle affichait 18:15:02.
Il ne s'était rien passé, mais bon… qu'allais-je imaginer?
La marée humaine s'est retirée et, l'espace d'une seconde ou deux, il n'y a eu personne à l'écran. Je me suis carré dans mon fauteuil, aspirant l'air entre mes dents. C'était une blague. Une blague bizarre, certes. Malsaine même. Mais enfin…
Sur ce, quelqu'un est sorti directement de sous la caméra. On aurait dit que cette personne était cachée là pendant tout ce temps.
Je me suis penché en avant.
C'était une femme. Je le voyais bien, même si elle me tournait le dos. Cheveux courts, mais indubitablement une femme. De là où j'étais, je n'avais pas réussi à distinguer les visages. Le sien n'était pas une exception. Jusqu'à un certain moment.
La femme s'est arrêtée. Je fixais le sommet de sa tête, comme pour la conjurer de lever les yeux. Elle a fait un pas. À présent, elle se trouvait au milieu de l'écran. Quelqu'un est passé à côté d'elle. La femme ne bougeait pas. Puis elle s'est retournée et, lentement, a levé le menton de façon à regarder la caméra bien en face.
Mon cœur a cessé de battre.
J'ai enfoncé mon poing dans ma bouche pour étouffer un cri. J'étais incapable de respirer. Incapable de réfléchir. Les larmes me sont montées aux yeux, m'ont coulé sur les joues sans que je les essuie.
Je la dévisageais. Elle me dévisageait.
Un autre flot de passants a submergé l'écran. Quelques-uns l'ont bousculée, mais la femme n'a pas bronché. Son regard était fixé sur la caméra. Elle a levé la main pour la tendre vers moi. La tête me tournait. Comme si le lien qui me rattachait à la réalité venait d'être tranché.
Et je voguais, impuissant, à la dérive.
Elle gardait la main en l'air. Lentement, j'ai réussi à lever la mienne. Mes doigts ont effleuré l'écran tiède, s'efforçant de l'atteindre. Les larmes coulaient à nouveau. J'ai caressé doucement le visage de la femme; mon cœur a chaviré et s'est embrasé tout à la fois.
— Elizabeth, ai-je murmuré.
Elle est restée là encore une seconde ou deux. Puis elle a dit quelque chose à la caméra. Je ne pouvais l'entendre, mais j'ai lu sur ses lèvres.
— Pardon, a articulé silencieusement ma femme morte.
Et elle est partie.
Vic Letty a jeté un coup d'œil à droite et à gauche avant de pénétrer en clopinant chez Boîtes Postales Etc. Son regard a fait le tour de la pièce. Personne ne se préoccupait de lui. Parfait. Vic n'a pas pu s'empêcher de sourire. Son arnaque était en béton. Il n'y avait aucun moyen de remonter jusqu'à lui, et son plan était sur le point d'en faire un homme riche.
La clé, se disait Vic, c'était la préparation. C'est ça qui faisait toute la différence entre un type doué et un génie. Le génie brouillait les pistes. Le génie parait à toutes les éventualités.
Pour commencer, Vic s'était procuré de faux papiers d'identité auprès de son tocard de cousin, Tony. Ensuite, avec ces faux papiers, il avait loué une boîte postale sous le pseudonyme UYS Enterprises. Vous pigez l'astuce? On utilise un faux nom et un pseudonyme. Comme ça, même si quelqu'un suborne le crétin derrière le comptoir, même si quelqu'un découvre qui loue la boîte d'UYS Enterprises, le seul nom qui ressortira sera celui de Roscoe Taylor, qui figure sur la fausse carte d'identité de Vic.
Il n'y avait aucun moyen de remonter jusqu'à Vic lui-même.
À travers la pièce, Vic a scruté par la petite fenêtre la boîte 417. On n'y voyait pas très clair, mais manifestement il y avait quelque chose. Magnifique. Vic n'acceptait que les espèces ou les mandats. Pas de chèques, évidemment. Rien qui puisse conduire jusqu'à lui. Et quand il venait chercher l'argent, il prenait soin de se déguiser. Comme maintenant. Il portait une casquette de base-ball et une fausse moustache. Il faisait aussi semblant de boiter. Il avait lu quelque part qu'un boitillement, ça se remarque; donc, si on demandait à un témoin de décrire l'individu utilisant la boîte 417, que dirait-il? Facile. Un type avec une moustache et qui boitait. Et si on graissait la patte à cet abruti d'employé, on en déduirait que le dénommé Roscoe Taylor avait une moustache et boitait.
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