Tout le monde s'est assis. Dimonte a posé ses bottes en peau de serpent sur la table. Hester les a balayées avec les deux mains, sans se départir un seul instant de son sourire.
— Nous sommes ici, messieurs, dans un but bien précis: sauver vos carrières. Alors allons-y, OK?
— Je veux savoir…
— Chut, Lance. C'est moi qui cause. Votre boulot à vous, c'est d'écouter, de hocher éventuellement la tête et de dire: « Oui, m'dame » et « Merci, m'dame ». Sans ça, eh bien, vous êtes cuit.
Lance Fein l'a considérée d'un œil torve.
— C'est vous, Hester, qui aidez un fuyard à se soustraire à la justice.
— Ce que vous êtes sexy quand vous jouez les gros durs, Lance! Je plaisante, évidemment. Écoutez-moi bien, car je n'ai pas envie de me répéter. Je vais vous accorder une faveur, Lance. Je vous éviterai de passer pour un crétin fini sur ce coup-là. Un crétin, ça oui, on n'y peut rien, mais peut-être, si vous écoutez attentivement, pas un crétin fini. Vous me suivez? Bien. Tout d'abord, j'ai cru comprendre que vous aviez établi l'heure définitive de la mort de Rebecca Schayes. Minuit, à une demi-heure près. On est bien d'accord?
— Et alors?
Hester a regardé Shauna.
— Tu veux lui dire?
— Non, c'est bon.
— Mais c'est toi qui t'es tapé tout le sale boulot.
— Assez déconné, Crimstein, a coupé Fein.
La porte derrière eux s'est ouverte. La secrétaire de Hester a apporté une pile de feuilles à sa patronne, ainsi qu'une petite cassette audio.
— Merci, Cheryl.
— Pas de problème.
— Vous pouvez rentrer chez vous. Venez tard demain.
— Merci.
Cheryl est partie. Hester a sorti les demi-lunes dont elle se servait pour lire, les a chaussées et s'est plongée dans sa lecture.
— Je commence à en avoir marre, Hester.
— Vous aimez les chiens, Lance?
— Quoi?
— Les chiens. Personnellement, je n'en raffole pas. Mais cette chienne-là… Shauna, tu as la photo?
— Absolument.
Shauna a brandi une grande photo de Chloe pour que tout le monde la voie.
— C'est un bearded collie.
— Elle est mignonne, hein, Lance?
Lance Fein s'est levé. Krinsky aussi. Dimonte n'a pas bougé.
— J'en ai assez.
— Partez maintenant, a menacé Hester, et cette chienne pissera sur votre carrière comme un extincteur arrête un incendie.
— De quoi parlez-vous?
Elle lui a tendu deux feuilles.
— Cette chienne prouve que Beck n'est pas coupable. Hier soir, il était chez Kinko. Il est arrivé avec la chienne. Ça a fait tout un tintouin, je crois. Voici quatre dépositions de témoins indépendants qui ont formellement identifié Beck. Il a loué un ordinateur — entre minuit quatre et minuit vingt-trois pour être précise, selon leur registre de facturation.
Elle a eu un large sourire.
— Tenez, les gars, une copie chacun.
— Et vous imaginez que je vais prendre ça pour argent comptant?
— Pas tout. Allez-y, ne vous gênez pas.
Hester a jeté une copie à Krinsky et une autre à Dimonte. Krinsky a pris son exemplaire et demandé s'il pouvait utiliser le téléphone.
— Bien sûr, a dit Crimstein. Mais s'il ne s'agit pas d'un appel gratuit, soyez gentil de mettre ça sur le compte de la police.
Elle l'a gratifié d'un sourire, suave jusqu'à l'écœurement.
— Merci infiniment.
Fein a lu la feuille, et son teint a viré au gris cendre.
— Vous envisagez d'élargir l'intervalle de la mort? s'est enquise Hester. Faites donc, mais vous savez quoi? Il y avait des travaux sur le pont ce soir-là. Il est couvert.
Fein en tremblait littéralement. Il a marmonné dans sa barbe quelque chose qui ressemblait à « salope ».
— Allons, allons, Lance.
Hester a fait entendre un clappement de langue réprobateur.
— Vous devriez plutôt me remercier.
— Quoi?
— Réfléchissez un peu à la manière dont j'aurais pu vous écrabouiller. Imaginez-vous toutes ces caméras, cette délicieuse couverture médiatique, et vous sur le point d'annoncer l'arrestation d'une brute sanguinaire. Vous mettez votre plus belle cravate, vous faites un grand discours sur la sécurité dans la ville et le travail d'équipe qu'a représenté la capture de cet animal, bien qu'au fond tout le mérite en revienne à votre personne. Les flashes commencent à crépiter. Vous souriez, vous appelez les reporters par leur prénom, tout en visualisant déjà votre bureau en chêne massif dans la résidence du gouverneur. Quand soudain… paf! je fais tomber le couperet. Je donne aux médias cet alibi en béton. Imaginez un peu, Lance. Ah, dites donc, vous me devez une fière chandelle, non?
Les yeux de Fein lançaient des éclairs.
— Il a quand même agressé un agent de police.
— Non, Lance. Réfléchissez deux secondes, mon ami. Vous, substitut du procureur Lance Fein, vous êtes trompé d'homme. Vous avez lancé vos troupes d'assaut sur un innocent… plus qu'un innocent, un médecin qui a choisi de soigner les pauvres pour un salaire de misère plutôt que d'exercer dans le secteur privé, plus lucratif.
Elle s'est calée dans son siège, tout sourires.
— Oh, c'est bon, ça. Voyons: pendant que des dizaines de flics, arme au poing, pourchassent cet homme innocent aux frais de Dieu sait qui, l'un des agents, jeune, costaud, fonceur, le coince dans une impasse et se met à le frapper. Comme il n'y a personne dans les parages, ce jeune flic s'en donne à cœur joie. Le pauvre et persécuté Dr Beck, veuf par-dessus le marché, n'a rien fait d'autre que se défendre.
— Ça ne marchera jamais.
— Bien sûr que si, Lance. Je ne voudrais pas paraître immodeste, mais côté baratin il n'y a pas plus doué que votre servante. Et attendez, vous ne m'avez pas entendue philosopher sur les points communs entre cette affaire et l'affaire Richard Jewell [2] Agent de sécurité mis en cause dans l'attentat des J.O. d'Atlanta. (N.d.T.)
, ou l'excès de zèle du bureau du procureur, ou comment ils voulaient à tout prix faire porter le chapeau au Dr David Beck, l'idole des miséreux, au point d'aller planquer des pièces à conviction à son domicile.
— Planquer?
Fein frisait l'apoplexie.
— Vous êtes folle ou quoi?
— Allons, Lance, nous savons bien que le Dr David Beck n'aurait pas pu faire ça. Nous disposons d'un alibi à toute épreuve grâce à quatre — et nous en trouverons d'autres, soyez tranquille — témoins objectifs et indépendants qui sont là pour attester de son innocence. Alors comment toutes ces pièces à conviction se sont-elles retrouvées là? C'était vous, monsieur Fein, vous et vos troupes d'assaut. KillRoy aura l'air du mahatma Gandhi quand j'en aurai terminé avec vous.
Fein a serré les poings. Il a inspiré convulsivement, à plusieurs reprises, et s'est laissé aller contre le dossier de sa chaise.
— OK, a-t-il commencé lentement. En admettant que cet alibi soit confirmé…
— Ne vous inquiétez pas, il le sera.
— En admettant qu'il le soit, qu'attendez-vous de moi?
— Très bonne question, ça. Vous êtes coincé, Lance. Vous l'arrêtez, vous passez pour un crétin. Vous annulez la procédure, vous passez pour un crétin. Je ne vois pas trop comment vous sortir de cette impasse.
Hester Crimstein s'est levée et s'est mise à arpenter la pièce comme à la recherche d'une conclusion.
— J'ai jeté un œil là-dessus, et après réflexion je crois avoir trouvé le moyen de limiter les dégâts. Vous voulez savoir lequel?
Fein lui a décoché un regard noir.
— Je vous écoute.
— Vous avez eu raison sur un point dans toute cette histoire. Un seul point, mais peut-être que ça suffira. Vous avez tenu les médias à distance. Sans doute parce qu'il serait un brin embarrassant d'essayer d'expliquer comment ce médecin a échappé à votre coup de filet. Et c'est aussi bien. Tout ce qui a été diffusé peut être attribué à des fuites anonymes. Voici donc ce que vous allez faire, Lance. Vous allez organiser une conférence de presse. Leur dire que les fuites sont fausses, que le Dr Beck est recherché en tant que témoin direct, rien d'autre. Il n'est pas soupçonné de ce crime — en fait, vous êtes certain qu'il ne l'a pas commis —, mais vous avez appris qu'il était parmi les derniers à avoir vu la victime vivante, et vous aimeriez lui parler.
Читать дальше