— Merde ! » lâcha-t-elle.
Et son regard alla se perdre dans le vague, sans doute pour contempler sa promotion qui devait flotter quelque part près de ma tête. Elle aurait sûrement poursuivi, mais juste à ce moment-là Angel-aucun-rapport éleva la voix par-dessus le vacarme qui remplissait le hall.
« Inspecteur ? » lança-t-il en se tournant vers LaGuerta.
Le son qu’il émit fut étrange, comme instinctif – le cri à demi étranglé d’un homme qui ne se fait jamais remarquer en public –, et le silence se fit immédiatement dans la salle. Son ton trahissait à la fois le choc et le triomphe : J’ai trouvé quelque chose, mais oh mon Dieu ! Tous les regards se portèrent sur Angel. Il fit un mouvement de la tête vers l’homme dégarni qui était accroupi par terre et, lentement, prudemment, retirait quelque chose du paquet du dessus.
L’homme réussit à extraire l’objet, s’en saisit du bout des doigts puis le laissa tomber sur la glace, où il rebondit plusieurs fois. Il se baissa pour le ramasser mais dérapa et se mit à patiner derrière l’objet aux reflets brillants jusqu’à ce qu’ils aillent tous les deux buter contre les planches. La main tremblante, Angel se pencha pour l’attraper puis le brandit en l’air pour le montrer à tout le monde. Le calme qui envahit soudain le bâtiment fut stupéfiant, grandiose, magnifique, telle l’explosion des applaudissements lors de la présentation d’œuvres de génie.
C’était un miroir : le rétroviseur du camion.
La grosse chape de silence ne dura qu’un instant. Puis le brouhaha des voix reprit, avec une tonalité différente, alors que les gens s’efforçaient de voir, d’expliquer, de spéculer.
Un miroir. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?
Très bonne question. Tout en me sentant infiniment troublé par ce nouvel élément, je n’avais pas de théorie immédiate sur sa signification. C’est ce qui arrive parfois avec le grand art. On se sent ému sans savoir pourquoi. Avait-on affaire à un symbolisme profond ? Un message sibyllin ? Un appel suppliant à l’aide et à la compréhension ? Impossible à dire et, pour moi, ce n’était pas si pressant. J’avais besoin d’un moment pour enregistrer. Les autres pouvaient bien se creuser la tête… En fin de compte, le rétroviseur était peut-être tombé tout seul et le tueur avait décidé de le jeter dans le premier sac-poubelle venu.
Ce n’était pas possible, bien sûr. Et maintenant je ne pouvais m’empêcher d’y penser. Le miroir était là pour une raison très sérieuse. Il ne s’agissait pas de simples sacs-poubelle, à ses yeux. Comme il venait de le prouver si élégamment par cette mise en scène, la présentation jouait un rôle important dans son travail. Il n’aurait laissé aucun détail au hasard. De ce fait, je me mis à réfléchir à la signification que pouvait avoir le miroir. Il me fallait admettre que, tout improvisée qu’elle puisse être, sa présence au milieu des morceaux de corps était extrêmement délibérée. Et j’avais même le sentiment, logé quelque part dans ma poitrine, qu’il s’agissait là d’un message très précis et strictement personnel.
Pour moi ?
Si ce n’était pas pour moi, pour qui alors ? Le reste du numéro s’adressait au monde dans son ensemble : Voyez ce que je suis. Voyez ce que nous sommes tous. Voilà ce que j’en fais. Le rétroviseur d’un camion ne faisait pas partie de ce discours. Découper le corps en morceaux, le vider de son sang, c’étaient des actes nécessaires et élégants. Mais le miroir – surtout s’il s’avérait provenir du camion que j’avais poursuivi –, c’était différent. Élégant, oui, mais cet ajout nous renseignait-il sur la nature profonde des choses ? Pas du tout. Il était là dans un autre but et devait correspondre à un nouveau type de discours. Je sentais une tension électrique envahir mon corps. S’il provenait réellement du camion, il ne pouvait avoir été placé qu’à mon intention.
Mais qu’est-ce que cela pouvait signifier ?
« Merde ! Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Deb à côté de moi. Un miroir. Pourquoi ?
— Je ne sais pas, répondis-je, alors que je me sentais encore vibrer sous le choc de cette découverte. Mais je te parie un dîner chez Joe’s Stone Crabs que c’est celui du camion frigo.
— Je préfère ne pas parier. En tout cas, ça règle une question importante. »
Je la regardai, sidéré. Pouvait-elle vraiment avoir saisi intuitivement quelque chose qui m’aurait échappé ?
« Quelle question, frangine ? »
Elle indiqua de la tête le groupe des grosses huiles de la police qui continuaient à se disputer sur le bord de la patinoire.
« Le problème de la juridiction. C’est pour nous. Évidemment ! »
À première vue, l’inspecteur LaGuerta n’avait pas l’air impressionnée par cet élément de preuve supplémentaire. Peut-être cachait-elle un intérêt profond pour le symbolisme du miroir et tout ce qu’il impliquait sous un masque d’indifférence soigneusement étudié. Sinon, c’est qu’elle était aussi bête que ses pieds. Elle était toujours en compagnie de Doakes. Celui-ci, par contre – et c’est tout à son honneur –, avait l’air préoccupé, mais peut-être son visage s’était-il simplement fatigué de l’éternel regard furax, et il essayait une nouvelle expression, pour changer.
« Morgan, dit LaGuerta à Deb en s’approchant. Je ne vous avais pas reconnue, tout habillée.
— Oui, ça arrive, parfois on passe à côté des choses les plus évidentes, inspecteur, rétorqua Deb avant que je puisse l’arrêter.
— Effectivement, renchérit LaGuerta. Voilà pourquoi certaines personnes ne deviennent jamais inspecteur. » C’était une victoire totale et facile, et LaGuerta n’attendit même pas pour en voir l’effet. Elle tourna le dos à Deb et s’adressa à Doakes. « Renseignez-vous pour savoir qui a les clés d’ici. Quelqu’un qui pourrait venir quand il en a envie.
— Mouais, fit Doakes. Je fais vérifier toutes les serrures au cas où elles auraient été forcées ?
— Pas la peine, lui répondit LaGuerta avec un joli froncement de sourcils. On l’a, notre lien avec la glace, maintenant. » Elle lança un regard à Deborah. « Le camion frigorifique n’est là que pour nous embrouiller. » De nouveau à Doakes. « La transformation des tissus devait être due à la glace d’ici. Le tueur est lié à cet endroit. » Un dernier coup d’œil à Deborah. « Pas au camion.
— Mouais », fit à nouveau Doakes.
Il n’avait pas l’air très convaincu, mais ce n’était pas lui le chef.
LaGuerta se tourna vers moi.
« Je pense que vous pouvez rentrer chez vous, Dexter, dit-elle. Je sais où vous habitez si j’ai besoin de vous. »
Elle n’alla pas jusqu’à me faire un clin d’œil.
Deborah m’accompagna jusqu’à l’imposante porte à deux battants.
« Si ça continue comme ça, dans un an je suis agent de la circulation préposée aux écoles, bougonna-t-elle.
— Ne dis pas de bêtises, Deb. Dans deux mois grand maximum.
— Merci.
— Non mais vraiment ! Tu ne peux pas la provoquer comme ça, aussi ouvertement. Tu n’as pas vu comment le brigadier Doakes s’y est pris ? Sois un peu subtile, bon sang !
— Subtile ! » Elle s’arrêta net et m’empoigna par la chemise. « Écoute, Dexter, il ne s’agit pas d’un jeu.
— Justement si, Deb. Un jeu politique. Et tu ne joues pas comme il faut.
— Je ne joue à rien du tout, lança-t-elle d’un ton rageur. Des vies humaines sont en danger. Il y a un boucher en liberté, et il le restera tant que cette décérébrée de LaGuerta mènera l’enquête. »
Je dus réprimer un élan d’espoir.
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