Angel était déjà sur place, occupé à examiner scrupuleusement le premier four, à la recherche du moindre indice. Deborah le rejoignit et s’accroupit à côté de lui, me laissant seul avec les trois dernières bouchées de son sandwich. Je mordis dedans. Un groupe de curieux commençait à se former près du ruban jaune. Peut-être espéraient-ils apercevoir quelque chose d’abominable ; je ne savais jamais pourquoi ils s’attroupaient ainsi, mais c’était toujours le cas.
Deborah était à présent assise par terre au côté d’Angel, qui plongeait la tête dans l’un des fours. Nous allions sans doute en avoir pour un moment.
Je venais de fourrer dans ma bouche le dernier morceau du sandwich lorsque je pris conscience que l’on m’observait. Je savais déjà que l’on me regardait : c’était le lot de toute personne se trouvant de ce côté-ci du cordon de sécurité. Mais là je me sentais carrément épié ; le Passager noir me criait que mon extraordinaire personne était en train de susciter un intérêt malsain, et je n’aimais pas cette sensation. Tandis que j’avalais ma dernière bouchée et me tournais pour regarder, le murmure en moi se mit à siffler des paroles confuses… avant de se murer dans le silence.
Au même instant, je fus de nouveau pris d’un accès de nausée, accompagné d’une lumière jaune aveuglante, et je trébuchai, paniqué. Tous mes sens m’avertissaient de la présence d’un danger, mais j’étais incapable de réagir. Mon malaise ne dura qu’une seconde ; je m’efforçai de refaire surface, afin d’étudier les alentours. Rien n’avait changé. Des badauds continuaient à observer la scène, le soleil brillait, et une légère brise agitait les arbres. Un après-midi typique à Miami, en somme, sauf que quelque part au paradis le serpent venait de dresser la tête. Je fermai les yeux et écoutai, espérant trouver un indice concernant la nature de la menace, mais je ne perçus que l’écho de pattes griffues qui s’éloignaient furtivement.
J’ouvris les yeux et regardai autour de moi. Une quinzaine de personnes se tenaient là, feignant de ne pas être fascinées par la perspective de voir du sang, mais aucune d’entre elles ne se détachait du groupe. Aucune ne semblait rôder, n’avait une expression malveillante ou n’essayait de cacher un bazooka sous sa chemise. En temps normal, je me serais attendu que le Passager noir distingue une ombre noire autour d’un éventuel prédateur, mais je ne pouvais plus compter sur lui. Autant qu’il m’était possible d’en juger, rien de sinistre ne planait au-dessus de la foule. Alors pourquoi le Passager avait-il tiré la sonnette d’alarme ? Je savais si peu de choses à son sujet ; il se contentait d’être là, présence malicieuse aux suggestions inspirées.
Il n’avait jamais manifesté la moindre confusion avant d’apercevoir les deux cadavres près du lac. Et à présent, il trahissait la même gêne, à moins d’un kilomètre du premier site.
Y avait-il un problème avec l’eau ? Ou existait-il un lien entre les deux corps brûlés et ces fours ?
Je m’approchai de Deborah et d’Angel. Ils n’avaient pas l’air de trouver grand-chose d’alarmant, et les fours n’envoyaient aucune onde de panique vers la tanière du Passager noir.
Si cette seconde dérobade n’était pas provoquée par quelque chose qui se trouvait devant moi, à quoi était-elle due ? Peut-être s’agissait-il d’une sorte d’étrange érosion des sens. Peut-être mon nouveau statut imminent de mari et de beau-père accablait-il mon Passager. Étais-je en train de devenir trop « aimable » pour constituer un hôte adéquat ? Cette éventualité me déchirait plus que le décès d’un proche.
Je m’aperçus que je me tenais à l’extrémité du périmètre de sécurité et qu’une forme énorme se dressait devant moi.
— Euh, bonjour, dit-il.
C’était un jeune type grand, très musclé, aux cheveux plutôt longs et filasse, avec l’expression des gens qui ne respirent que par la bouche.
— Que puis-je pour vous, citoyen ? lui demandai-je.
— Vous êtes, euh, c’est-à-dire, un genre de flic ?
— En quelque sorte, oui.
Il hocha la tête et considéra ma réponse un instant. Sur son cou ressortait l’un des ces fâcheux tatouages si répandus, une espèce d’idéogramme oriental, qui signifiait sans doute « Cerveau lent ». Il le frotta comme s’il m’avait entendu penser à voix haute, puis se tourna vers moi et lâcha sans préambule :
— Je me pose des questions à propos de Jessica.
— Bien sûr, répondis-je. Je vous comprends.
— Est-ce qu’ils savent si c’est elle ? Je suis comme qui dirait son copain.
Le jeune homme à présent avait réussi à attirer mon attention professionnelle.
— Jessica a disparu ? lui demandai-je.
— En fait, elle était censée s’entraîner avec moi. Comme tous les matins, en fait. Un peu de jogging et des abdos. Mais hier elle est pas venue. Et pareil ce matin. Alors, j’ai réfléchi…
Il fronça les sourcils, sous l’effort de la réflexion, et s’interrompit.
— Quel est votre nom ?
— Kurt. Kurt Wagner. Et vous ?
— Dexter, répondis-je. Attendez ici un instant, Kurt.
Je me dirigeai à grands pas vers Deborah, avant qu’une nouvelle cogitation intense se révèle fatale pour ce garçon.
— Deborah, avec un peu de bol, on va avoir quelque chose.
— En tout cas, c’est pas tes putains de fours à céramique, lança-t-elle d’un ton rageur.
— Non. Mais le jeune homme dit que sa copine a disparu.
Elle redressa la tête brusquement, se leva et sembla tomber en arrêt tel un chien de chasse. Elle scruta de loin le « copain comme qui dirait » de Jessica, qui lui retourna son regard en déplaçant son poids d’une jambe sur l’autre.
— Putain, c’est pas trop tôt ! lâcha-t-elle avant de s’élancer vers lui.
Je jetai un regard à Angel. Il haussa les épaules, puis se releva. L’espace d’un instant, je crus qu’il allait parler. Mais il finit par secouer la tête et s’essuyer les mains, avant de suivre Deborah pour entendre ce que Kurt avait à dire, me laissant seul avec mes sombres pensées.
Regarder, simplement. Parfois c’était suffisant. Bien sûr, il y avait l’assurance qu’après viendraient la chaleur soudaine et l’écoulement du sang, les émotions battant à tout rompre au cœur des victimes, la musique de la folie orchestrée qui enfle tandis que le sacrifice se mue en une mort merveilleuse… Tout cela viendrait. Pour l’instant, le Guetteur se contentait d’observer et de s’imprégner du sentiment délicieux que lui procurait la puissance anonyme et suprême. Il sentait le malaise de l’autre. Ce malaise grandirait, parcourant toute la gamme musicale de la peur à la panique, finissant par la pure terreur. Tout arriverait à temps.
Le Guetteur vit l’autre fouiller du regard la foule, cherchant la source de la sensation de danger qui le titillait. Il ne trouverait rien, bien entendu. Pas encore. Pas avant que lui ne l’ait décidé. Pas avant qu’il l’ait poussé à la faute. Alors seulement il s’arrêterait de regarder pour prendre les mesures finales.
En attendant, il était temps de commencer à faire entendre à l’autre la musique de la peur.
Elle se nommait Jessica Ortega. Elle était en troisième année et vivait dans une des résidences universitaires du campus. Nous obtînmes de Kurt le numéro de sa chambre, et Deborah pria Angel d’attendre près des fours jusqu’à ce qu’une voiture de patrouille vienne prendre le relais.
Je m’étais toujours demandé pourquoi on les appelait « résidences » et non « dortoirs ». Peut-être était-ce parce qu’elles ressemblaient à des hôtels de nos jours. Pas de murs couverts de lierre ici, ornant des bâtiments consacrés ; le hall d’entrée comportait beaucoup de verre et de plantes vertes, et les couloirs moquettés, nets, semblaient neufs.
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