— Je suis très heureux de faire votre connaissance, señor Marcey, dit Rogelio en me serrant la main.
— Merci. C’est très joli, ici.
— J’espère que vous apprécierez votre séjour, dit-il en commençant à taper sur le clavier de son ordinateur. Si le señor Freeney n’y voit pas d’inconvénient, je vais vous placer à l’étage Privilège. Vous serez plus près de la salle à manger.
— Ça me paraît très bien, dis-je.
— Une chambre, ou deux ? demande-t-il.
— Une seule, cette fois, Rogelio, répond Chutsky. Il faut qu’on fasse attention aux frais.
— Bien sûr, approuve Rogelio, qui continue de taper et, très cérémonieusement, pose deux clés sur le comptoir. Et voici.
Chutsky pose la main sur les clés et se penche.
— Une dernière chose, Rogelio, dit-il en baissant la voix. On a un ami qui vient du Canada. Il s’appelle Brandon Weiss. (Il prend les clés et laisse à la place un billet de vingt dollars.) On voudrait lui faire une surprise. C’est son anniversaire.
Vif comme l’éclair, Rogelio rafle le billet comme un lézard qui gobe une mouche.
— Bien sûr. Je vous informerai immédiatement.
— Merci, Rogelio.
Chutsky tourne les talons et me fait signe de le suivre. Je lui emboîte le pas, suivi du groom chargé de nos sacs, jusqu’au bout du hall où se trouvent les ascenseurs qui doivent nous emmener prestement au sixième étage. Des gens vêtus de très élégantes tenues estivales attendent, et c’est peut-être mon imagination fébrile, mais je crois qu’ils toisent avec horreur nos vêtements de missionnaires. Malheureusement, nous devons nous en tenir au scénario, et je leur souris aimablement en parvenant à éviter de bafouiller une citation religieuse de l’Apocalypse.
La porte s’ouvre, et tout le monde se précipite dans l’ascenseur.
— Montez, monsieur, sourit le groom, tandis que le révérend Freeney et moi nous y engouffrons. Je vous rejoins dans deux minutes.
Les portes se referment. Je surprends des regards angoissés posés sur mes chaussures, mais personne ne dit rien et moi non plus. Je me demande pourquoi nous devons partager la chambre. Je n’ai pas eu de co-turne depuis l’université, et ça ne s’était pas très bien passé. Sans compter que je sais pertinemment que Chutsky ronfle.
Les portes s’ouvrent. Nous sortons. Je suis Chutsky jusqu’à une autre réception, où un serveur attend à côté d’un chariot. Il s’incline et nous tend à chacun un grand verre.
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je.
— Du Gatorade cubain, dit Chutsky. À la tienne.
Il vide son verre et le repose sur le chariot. Je m’oblige à en faire autant. La boisson est légère, sucrée, avec un petit goût de menthe, et je trouve que c’est en effet assez rafraîchissant, comme du Gatorade par une chaude journée. Je repose mon verre. Chutsky en reprenant un autre, j’en fais autant.
— Salud ! dit-il.
Nous trinquons et buvons. Cela a vraiment très bon goût, et, étant donné que je n’ai rien bu ni mangé depuis notre départ précipité, j’apprécie.
Derrière nous, l’ascenseur s’ouvre, et notre groom accourt avec nos sacs.
— Ah, te voilà, dit Chutsky. Voyons la chambre.
À mi-chemin dans le couloir, je commence à me sentir un peu flageolant.
— Qu’est-ce qu’il y a dans cette boisson ? demandé-je à Chutsky.
— Surtout du rhum. Quoi ? T’as jamais bu de mojito ?
— Je ne crois pas.
Il émet un petit grognement en guise de rire.
— Va falloir t’habituer. T’es à La Havane, là.
Je les suis dans le couloir, que je trouve soudain nettement plus long et plus éclairé. Je me sens très rafraîchi, à présent. Mais je réussis à atteindre la chambre et à y entrer.
Le groom laisse nos affaires sur le porte-bagages et tire les rideaux. Le jour révèle une très jolie chambre, meublée avec goût dans un style classique. Il y a deux lits séparés par une table de chevet et une salle de bains à gauche de l’entrée.
— Très bien, dit Chutsky au groom, qui s’incline en souriant. Merci beaucoup, ajoute-t-il en lui glissant un billet de dix.
Le groom empoche l’argent avec un sourire, promet qu’il suffit de l’appeler pour qu’il remue ciel et terre afin d’exaucer notre moindre caprice, et s’éclipse alors que je m’effondre le nez dans l’oreiller du lit côté fenêtre. Je l’ai choisi exprès parce que c’est le plus proche, mais, comme le soleil m’éblouit, je ferme les yeux. La chambre ne commence pas à tourner et je ne sombre pas dans l’inconscience, mais je trouve que c’est une excellente idée de m’allonger un peu les yeux fermés.
— Dix dollars, explique Chutsky, c’est ce que gagnent la plupart des gens ici en un mois. Et paf, c’est ce qu’il vient de toucher pour cinq minutes de boulot. Il a probablement un doctorat en astrophysique. (Il marque une petite pause bienvenue, puis il demande, d’une voix qui me paraît soudain lointaine :) Hé, ça va, mon pote ?
— Jamais je n’ai été mieux, dis-je d’une voix assez lointaine aussi. Mais je crois que je vais faire un petit somme.
Quand je me réveille, la chambre est sombre et silencieuse, j’ai la bouche sèche. À tâtons, je finis par trouver et allumer la lampe de chevet. Je m’aperçois que Chutsky a tiré les rideaux et est parti. Voyant une bouteille d’eau minérale à côté de la lampe, je m’en empare et j’en bois la moitié d’une longue goulée reconnaissante.
Je me lève. Je suis un peu ankylosé d’avoir dormi la tête dans l’oreiller. Hormis cela, je me sens étonnamment bien, ce qui est inhabituel, et j’ai faim, ce qui l’est moins. Il fait encore grand jour, mais le soleil a tourné et un peu baissé ; je contemple la baie, le muret et la promenade surpeuplée. Personne n’a l’air de se presser, des groupes se rassemblent pour discuter, chanter et, d’après ce que je vois, offrir des conseils aux éperdus d’amour. Plus loin, dans l’eau, je vois osciller une grosse chambre à air avec un homme assis dedans qui tient un yoyo cubain – un fil de pêche sans canne ni moulinet. Et, vers l’horizon, trois gros bateaux dont le panache de fumée n’indique pas s’il s’agit de cargos ou de paquebots. Des oiseaux volent au-dessus des vagues qui étincellent dans le soleil. Le panorama est très beau, et, comme je me rends compte qu’il n’y a absolument rien à manger à la fenêtre, je prends ma clé et descends dans le hall.
Je repère à l’opposé des ascenseurs une vaste et élégante salle à manger, au coin de laquelle se trouve un bar tapissé de lambris sombre. Je commande un sandwich – cubain, naturellement – et une bière, puis je m’installe à une table en songeant avec un rien d’aigreur aux lumières, à la caméra et à l’action. Weiss doit être dans les parages ou sur le point d’arriver, et il a promis d’ériger Dexter au rang de grande star. Je n’ai pas envie d’en être une. Je préfère nettement œuvrer à la faveur de l’obscurité et atteindre un record d’excellence dans mon domaine de prédilection. Cela risque de devenir tout à fait impossible, à moins de me débrouiller pour arrêter Weiss ; et, comme je ne sais pas trop comment je compte m’y prendre, c’est une perspective très déprimante. Mais le sandwich est bon.
Ce petit en-cas terminé, je m’apprête à remonter quand, sur un coup de tête, je décide de descendre le grand escalier de marbre et de sortir devant l’hôtel où une file de taxis monte la garde. Je me promène le long de cette collection de vieilles Chevrolet et Buick – je trouve même une Hudson, que je n’identifie qu’en lisant la marque sur le capot. Des gens visiblement très heureux sont adossés aux voitures, tous très disposés à m’emmener faire un tour, mais je me contente de leur sourire et continue mon chemin vers la grille en fer forgé. Au-delà se trouve un amas d’espèces de voiturettes de golf aux carrosseries en plastique de couleur vive. Les chauffeurs sont plus jeunes et moins chic que les précédents, mais ils ont tout autant envie de m’empêcher d’utiliser mes jambes. Je parviens tout de même à les esquiver.
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