— C’est pas mon boulot. Et c’est pas le tien non plus, Dexter. Si tu penses que ce type va descendre dans cet hôtel, avertis les flics. Il y a des tas de gars à qui ça ne fera pas de mal de planquer et de le pincer. Toi, tu es tout seul, mon pote – et le prends pas mal, mais ça pourrait être un peu plus dur que ce dont tu as l’habitude.
— Les flics voudront savoir comment je suis au courant, dis-je.
Ce que je regrette aussitôt. Et que Chutsky ne manque pas de relever.
— Bon, alors, comment tu le sais ?
Il y a des moments où même Dexter le dieu de la Diagonale est obligé de jouer au moins une ou deux cartes sur table, et c’en est clairement une. Jetant toutes mes inhibitions innées par-dessus les moulins, je déclare :
— Il me traque.
— Ça veut dire quoi ? fait Chutsky.
— Ça veut dire qu’il veut ma mort. Il a déjà fait deux tentatives.
— Et tu penses qu’il va recommencer ? À cet hôtel, au Breakers ?
— Oui.
— Alors pourquoi tu restes pas tout bêtement chez toi ?
Ce n’est pas vraiment faire preuve de vanité que de le dire : je n’ai pas l’habitude que toute l’intelligence d’une conversation soit monopolisée par mon interlocuteur. Mais c’est Chutsky qui mène clairement la danse, et Dexter, qui a plusieurs temps de retard, suit cahin-caha avec deux pieds gauches et des ampoules. J’ai abordé la question en m’imaginant Chutsky comme le gars qui y va des deux poings – même si l’un est un crochet en acier –, un genre de GI Joe, en avant la Légion, ralliez-vous à mon panache blanc, prêt à se lancer dans la bataille à la moindre allusion, surtout quand il s’agit de régler son compte au type qui a poignardé son grand amour, ma sœur Deborah. De toute évidence, j’ai mal calculé.
Mais cela laisse un gros point d’interrogation : qui est Chutsky, en fait, et comment obtenir son aide ? Ai-je besoin de quelque astucieux stratagème pour le plier à ma volonté, ou bien dois-je recourir à une forme de vérité aussi indicible et inconfortable qu’inhabituelle ? La simple idée de commettre une honnêteté me fait trembler de tous mes membres : cela va à l’encontre de toutes mes convictions. Mais il n’y a apparemment pas d’autre issue : il va falloir que je frôle un peu la vérité.
— Si je reste chez moi, il va faire un truc terrible. À moi, et peut-être même aux gosses.
Chutsky me dévisage et secoue la tête.
— Ça tenait pas debout quand tu me disais que tu voulais te venger. Comment il peut te nuire si tu es chez toi et lui dans un hôtel ?
À un certain stade, il faut vraiment accepter que certains jours on ne soit pas au mieux de sa forme, et c’est le cas aujourd’hui. Je me dis que je souffre encore des séquelles de ma commotion, mais je me rends compte que c’est une piètre excuse, éculée, en plus. Et c’est avec plus d’agacement que je n’en ai jamais éprouvé que je sors le cahier de Weiss et que je l’ouvre à la page où figure Dexter le Dominator sur la façade du Breakers.
— Ce genre de chose. S’il ne peut pas me tuer, il va me faire arrêter pour meurtre.
Chutsky examine l’image un long moment, puis :
— Eh bien, dis donc, siffle-t-il. Et ces trucs en bas, là ?
— Des cadavres. Mis en scène comme ceux sur lesquels Deborah enquêtait quand ce type l’a poignardée.
— Pourquoi il veut faire ça ?
— C’est une espèce d’art. Enfin, c’est ce qu’il pense.
— Ouais, mais pourquoi il voudrait te faire ça, à toi, mon pote ?
— Le type qui a été arrêté quand Deborah a été attaquée, je lui ai donné un grand coup de pied dans le crâne. C’était son petit copain.
— C’était ? Parce qu’il est où, maintenant ?
Je n’ai jamais vu l’intérêt de s’automutiler – après tout, la vie s’en charge très bien elle-même. Mais si je pouvais retirer le mot « était » en me tranchant la langue d’un coup de dents je le ferais avec joie. Seulement, puisqu’il a été prononcé et que je reste coincé avec, je farfouille à la recherche d’un reste de vivacité d’esprit et je sors :
— Il a pris la fuite et a disparu.
— Et ce mec t’en veut parce que son copain a mis les voiles ?
— Je suppose, oui.
— Écoute, mon pote, tu connais ce mec et je sais que tu dois te fier à ton instinct. Ça a toujours marché pour moi, neuf fois sur dix. Mais là… je sais pas trop. C’est un peu maigre, tu trouves pas ? En tout cas, tu as raison pour un truc, conclut-il en indiquant le dessin. S’il a l’intention de faire ça, tu as vraiment besoin de mon aide. Et bien plus que tu crois.
— Comment ça ? demandé-je poliment.
Chutsky frappe la page d’un revers de main.
— Cet hôtel, c’est pas le Breakers. C’est le Nacional, à La Havane. (Puis, me laissant bouche bée, une attitude tout à fait inélégante :) Tu sais, La Havane. À Cuba.
— Mais ce n’est pas possible, dis-je. Enfin, je connais, j’y suis allé. C’est le Breakers.
Il me fait le genre de sourire supérieur et irritant que j’adorerai essayer un de ces quatre quand je ne porterai pas mon déguisement.
— T’as pas bien lu ton manuel d’histoire, hein ?
— Je ne crois pas que ce chapitre était au programme. De quoi tu parles ?
— Le Nacional et le Breakers ont été bâtis sur le même plan, pour économiser de l’argent. Ils sont pratiquement identiques.
— Alors qu’est-ce qui te permet de dire que ce n’est pas le Breakers ?
— Regarde : les vieilles bagnoles. Du cent pour cent Cuba. Et tu vois l’espèce de petit chariot avec le dessus en forme de bulle ? C’est un Coco Loco et on les trouve que là-bas, pas à Palm Beach. Et puis la végétation. Les trucs à gauche. On n’en voit pas au Breakers. Uniquement à La Havane, indiscutable. Donc, en fait, je dirai que ton problème est résolu, mon pote, conclut-il en reposant le cahier.
— Pourquoi penses-tu cela ? demandé-je, agacé par son attitude et par le manque de logique de ce qu’il raconte.
— C’est trop dur pour un Américain d’aller là-bas. À mon avis, il réussira pas.
Une lumière s’allume dans ma tête.
— Il est canadien, réponds-je.
— D’accord, s’obstine-t-il. Donc, il pourrait y aller. Mais t’as pas oublié que l’ambiance est un peu stricte, là-bas ? Je veux dire, jamais il pourra faire un truc pareil sans se faire pincer. Pas à Cuba. Les flics lui sauteront dessus comme… (Il fronce les sourcils, porte pensivement son crochet chromé à ses lèvres et se retient à temps avant de s’éborgner.) Sauf…
— Sauf quoi ?
— Ce mec est un petit malin, non ?
— Eh bien, il en est convaincu, ça, je le sais.
— Donc il doit savoir, ce qui signifie peut-être… (Il refuse poliment d’achever sa phrase et sort son mobile, un modèle avec un grand écran. Il le maintient à plat sur la table avec son crochet et pianote sur le clavier d’un seul doigt en marmonnant.) Et voilà !
— Voilà quoi ?
Il sourit, manifestement ravi d’être aussi malin.
— Ils organisent des tas de festivals, là-bas. Pour prouver qu’ils sont libres et cultivés. Comme celui-ci, dit-il en poussant le téléphone vers moi.
Je retourne l’appareil. Sur l’écran sont inscrits les mots : Festival Internacional de Artes Multimedia .
— Ça commence dans trois jours, explique Chutsky. Et, quoi qu’ait prévu ce mec – projection, vidéo, ce que tu veux –, les flics auront ordre de le laisser faire. Pour le festival.
— Et la presse sera là. Venue du monde entier.
Chutsky fait un geste qui pourrait signifier « Et voilà ! » s’il avait une main au lieu d’un crochet, mais le sens reste clair.
Читать дальше