Coulter.
Coulter descend de sa voiture et se penche à ma fenêtre. J’en profite pour glisser le cahier sous mon siège. Il se redresse et fait le tour de sa voiture, sa bouteille de soda se balançant au bout de son index, comme d’habitude. Il pose ses fesses contre sa voiture et en boit une longue gorgée, puis s’essuie d’un revers d’avant-bras, comme d’habitude.
— Tu étais pas au bureau, dit-il.
— Non, je n’y étais pas. Après tout, je suis ici.
— Alors quand j’ai eu le coup de fil de ta femme, je suis allé voir pour te prévenir. Et tu étais pas là. Tu étais déjà ici, hein ? (Il n’attend pas la réponse, ce qui tombe bien, car je n’en ai pas. Il reprend une goulée de soda, s’essuie.) La même école que celle où on a trouvé le chef scout, hein ?
— C’est exact.
— Mais tu étais déjà là quand ça s’est passé ? demande-t-il d’un air faussement surpris. Comment ça se fait, tiens ?
Je suis certain qu’expliquer que j’ai eu un pressentiment ne va pas me valoir ses félicitations et une poignée de main. Alors, donnant de nouveau libre cours à ma finesse légendaire, je m’entends dire :
— J’ai eu envie de passer faire une surprise à Rita et aux gosses.
Coulter hoche la tête comme s’il trouvait cela très crédible.
— Les surprendre. Sauf que quelqu’un t’a coiffé au poteau.
— Oui, réponds-je prudemment. On dirait bien.
Il tète longuement sa bouteille de soda, mais cette fois il ne s’essuie pas les lèvres : il se tourne et contemple le remorqueur qui emporte la voiture de Weiss.
— Tu as une idée de qui pourrait faire ça à ta femme et à tes gosses ? demande-t-il sans se retourner.
— Non. Je me suis dit que c’était simplement, tu vois… un accident.
— Mmm…, fait-il en revenant vers moi. Un accident. Mince, j’y avais même pas pensé, à celle-là. Parce que, tu vois, c’est la même école que celle où le chef scout a été tué. Et tu es là encore une fois. Alors, euh… un accident ? Vraiment ? Tu crois ça ?
— Je… Pourquoi ça n’en serait pas un ?
J’ai eu toute la vie pour m’entraîner, et mon expression de surprise est sûrement excellente, mais Coulter n’a pas l’air convaincu.
— Ce mec, Donkeywit.
— Doncevic.
— Peu importe. On dirait qu’il a disparu. Tu sais quelque chose ?
— Pourquoi je saurais quoi que ce soit ? demandé-je en prenant mon plus bel air étonné.
— Il est libéré sous caution et fout le camp en plaquant son petit ami. Pourquoi il ferait ça ?
— Je n’en sais absolument rien.
— Ça t’arrive de lire, Dexter ?
Cette utilisation de mon prénom m’ennuie, on dirait que Coulter s’adresse à un suspect. Bien sûr, c’est le cas, mais j’espère encore qu’il ne me voit pas comme tel.
— Lire ? Euh, non, pas trop. Pourquoi ?
— Moi, j’aime bien. (Puis, passant à la vitesse supérieure, il déclare :) Une fois, c’est le hasard, deux, une coïncidence et trois, une agression délibérée.
— Pardon ? demandé-je.
Je n’ai pas suivi après « j’aime bien ».
— Ça vient de Goldfinger , dit-il. Il dit à James Bond : je vous croise trois fois dans des endroits où vous devriez pas être, c’est pas une coïncidence. (Gorgée de soda. Essuyage de lèvres. Il me regarde transpirer.) J’adore ce bouquin. J’ai dû le lire trois, quatre fois.
— Je ne l’ai pas lu, dis-je poliment.
— Alors tu es là, continue-t-il. Et tu es aussi là quand la maison explose. Deux fois dans des endroits où tu devrais pas être. Faut que je prenne ça pour des coïncidences ?
— Que voulez-vous que ce soit d’autre ?
Il me fixe sans ciller. Une autre gorgée de soda.
— Je sais pas, dit-il finalement. Mais je sais ce que dirait Goldfinger la troisième fois.
— Eh bien, espérons qu’il n’y en aura pas – et, là, je suis vraiment sincère.
— Ouais. (Il hoche la tête, coince son index dans le goulot et se redresse.) Espérons, ouais.
Sur ces mots, il remonte dans sa voiture et s’en va.
Si j’étais un peu plus attendri par mes observations de la nature humaine, je suis sûr que j’aurais tiré un grand plaisir à la découverte des nouvelles facettes de l’inspecteur Coulter. Comme c’est merveilleux de savoir désormais que c’est un grand amateur de littérature ! Mais cette joie est atténuée par mon désintérêt total pour les passe-temps de Coulter, du moment que c’est loin de moi. J’ai à peine réussi à faire renoncer Doakes à sa surveillance inlassable que Coulter vient prendre la relève. C’est comme si j’étais la victime d’une étrange et sinistre secte tibétaine vouée à persécuter Dexter : chaque fois que le moine chargé de me détester meurt, il se réincarne ailleurs.
Mais je ne peux pas y faire grand-chose pour le moment. Je suis en passe de devenir une œuvre d’art monumentale, et c’est un problème bien plus urgent.
Quand j’arrive à la maison, je suis obligé de frapper un long moment, car Rita a décidé de mettre la chaîne à la porte. Remercions la chance qu’elle ne se soit pas, en plus, barricadée avec le canapé et le réfrigérateur. Sans doute uniquement parce qu’elle avait besoin du canapé : après m’avoir ouvert – avec une certaine réticence –, elle retourne s’y blottir en serrant contre elle Cody et Astor, qui arborent le même air mi-ennuyé, mi-agacé. Apparemment, trembler de terreur dans un salon, ce n’est pas comme ça qu’ils envisagent les moments privilégiés mère-enfants.
— Tu as mis tellement de temps, dit-elle en remettant la chaîne.
— J’ai dû parler avec un inspecteur.
— Oui, mais… Je veux dire, nous étions inquiets.
— On n’était pas inquiets, nous, rectifie Astor en levant les yeux au ciel.
— Parce que, tout de même, ce type pourrait être n’importe où en ce moment, continue Rita. Il pourrait être juste devant la maison. (Et bien que personne n’y croie vraiment – pas même Rita –, nous tournons la tête vers la porte. Heureusement pour nous, il n’est pas là, pour autant qu’on puisse le savoir en regardant une porte fermée et opaque.) Je t’en prie, Dexter, poursuit-elle d’un ton terrifié, je t’en prie, c’est… qu’est-ce que… pourquoi il nous arrive tout ça ? Je ne peux pas… (Elle se lance dans plusieurs grands gestes inachevés, puis laisse retomber ses mains.) Il faut que ça cesse. Fais ce qu’il faut pour ça.
En toute honnêteté, en dehors d’arrêter tout cela, je n’ai envie que de quelques activités précises – lesquelles peuvent contribuer à tout arrêter, dès que j’aurai attrapé Weiss. Mais, avant que j’aie pu me concentrer et fomenter un plan adéquat, on sonne.
Rita réagit en sautant au plafond et en se blottissant plus encore contre les enfants.
— Mon Dieu, qui ça peut être ? demande-t-elle.
Je suis à peu près certain que ce ne sont pas des Mormons, mais je réponds que je vais aller voir. Pour vérifier, je jette un coup d’œil par le judas – les Mormons sont parfois tellement insistants – et ce que je vois est encore plus terrifiant.
Le sergent Doakes est sur le pas de la porte.
Il porte le petit ordinateur argenté qui parle désormais à sa place, et à son coude est pendue une femme d’âge mûr, très soignée, en tailleur gris, qui a toutes les allures de l’agent fédéral dont on m’a menacé, sûrement venue enquêter sur la tentative d’enlèvement d’enfants.
En les voyant et en pensant aux ennuis qu’ils représentent, j’envisage vraiment de ne pas ouvrir et de faire comme si nous étions sortis. Mais je le pense juste une seconde, car j’ai découvert que plus vite on fuit les ennuis, plus vite ils vous rattrapent, et je suis certain que si je ne laisse pas entrer Doakes et sa nouvelle amie ils vont revenir aussitôt avec un mandat, et probablement avec Coulter et Salguero. C’est donc l’humeur sombre, tout en tentant de prendre le masque adéquat de surprise et d’accablement, que j’ouvre la porte.
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