— C’est… euh, c’est le type qui a fait exploser la maison hier. J’ai eu l’intuition qu’il essaierait encore. (Rita se contente de me fixer.) Je veux dire, d’enlever les enfants pour s’en prendre à moi.
— Mais tu n’es même pas un vrai policier, dit Rita d’un ton un peu scandalisé, comme si une règle élémentaire venait d’être bafouée. Pourquoi s’en prendre à toi ?
Ce n’est pas mal vu, en particulier puisque dans son univers – et, d’un point de vue général, dans le mien aussi – les experts judiciaires en traces de sang ne sont généralement pas impliqués dans des vendettas.
— Je pense que c’est lié à Deborah. (Après tout, elle, c’est une vraie flic et elle n’est pas là pour me contredire.) C’est quelqu’un qu’elle recherchait quand elle a été poignardée, et j’étais là.
— Et maintenant il s’en prend à mes enfants ? Parce que Deborah a essayé de l’arrêter ?
— C’est ainsi qu’est fait l’esprit des criminels. Il ne fonctionne pas comme le tien.
Évidemment, il fonctionne, en revanche, comme le mien, et pour le moment mon esprit criminel pense à ce que Weiss a bien pu laisser dans sa voiture. Il n’avait pas prévu de s’enfuir à pied : il est fort possible qu’il y ait dans le véhicule un indice quelconque sur ses prochains agissements. Et ce n’est pas tout : peut-être aussi un indice affreux qui pointerait un index ensanglanté vers moi. Du coup, je me rends compte qu’il faut que je fouille sa voiture au plus vite, pendant que Lear est occupé et avant que d’autres flics arrivent sur les lieux.
Voyant que Rita continue de me regarder sans comprendre, j’explique :
— Il est fou. Nous ne comprendrons peut-être jamais ce qu’il a dans le crâne. (Comme elle a l’air à peu près convaincue, jugeant qu’une sortie rapide est souvent l’argument le plus convaincant, je désigne la voiture de Weiss.) Je vais regarder s’il a laissé quoi que ce soit d’important. Avant que le remorqueur arrive.
Je laisse Rita à sa voiture pour gagner la portière ouverte de celle de Weiss.
À l’avant, je trouve l’habituel assortiment de détritus. Des emballages de chewing-gum sur le tapis de sol, une bouteille d’eau minérale sur le siège, un cendrier rempli d’une poignée de quarters pour les parcmètres. Pas de couteau de boucher, de scie à os ou de bombe. Rien d’intéressant. Je m’apprête à me glisser à l’intérieur pour ouvrir la boîte à gants quand je remarque un gros carnet sur la banquette arrière. C’est un cahier d’esquisses d’où dépassent plusieurs feuilles volantes, le tout maintenu par un gros élastique. Au même instant, j’entends la voix du Passager noir qui s’écrie : Touché !
Je sors de la voiture et essaie d’ouvrir la portière arrière. Elle s’est coincée à la suite du choc. Je m’agenouille donc sur le siège avant et me penche pour récupérer le cahier. Une sirène retentit dans la rue et je ressors de la voiture pour rejoindre Rita, le cahier serré contre ma poitrine.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle.
— Je ne sais pas. Regardons.
Et, en toute innocence, j’enlève l’élastique. Une feuille volante s’en échappe et Astor saute dessus.
— Dexter, on dirait toi.
— C’est impossible, dis-je, en lui prenant la feuille.
Mais ça l’est. C’est un joli dessin, très bien exécuté, qui représente un homme à partir de la taille, prenant ironiquement une pose de héros à la Rambo, et tenant à la main un grand couteau ruisselant de sang. Aucun doute n’est possible.
C’est bien moi.
Je n’ai que quelques secondes pour admirer cette magnifique ressemblance. Presque simultanément :
— Cool, fait Cody.
— Montre, demande Rita.
Et, pour couronner le tout, l’ambulance arrive. Dans la confusion qui s’ensuit, je réussis à glisser le portrait dans le cahier et à pousser ma petite famille vers les ambulanciers pour un bref mais complet examen. Bien que réticents à l’admettre, ils ne trouvent pas le moindre membre coupé, crâne en moins ou organe interne abîmé, et sont finalement obligés de laisser tout le monde partir, sans oublier de nous signaler avec gravité quels symptômes à guetter au cas où.
Les dégâts de la voiture de Rita étant purement esthétiques – un phare cassé et un pare-chocs enfoncé –, je fais monter tout le monde dedans. En principe, Rita devrait les déposer à des activités extrascolaires et retourner au travail, mais comme il existe une loi tacite qui vous permet de prendre le reste de votre journée quand vous avez été attaqué avec vos enfants par un dément, elle décide de les ramener à la maison pour se remettre de leur traumatisme. Et, puisque Weiss est encore dans la nature, nous décidons qu’il vaut mieux que j’en fasse autant. Je rentre donc pour les protéger. Je les laisse partir et j’entreprends de retourner péniblement à pied à ma voiture.
Comme ma cheville me lance et que la sueur qui coule dans mon dos ravive les piqûres de fourmis, pour oublier mes douleurs, je feuillette le cahier de Weiss en chemin. Le choc causé par mon portrait est passé, je dois découvrir ce qu’il a à dire et où cela pourrait le conduire. Je suis sûr que ce n’est pas un vague dessin qu’il aurait distraitement gribouillé tout en parlant au téléphone. Après tout, il ne lui reste plus grand monde avec qui communiquer. Son amant Doncevic est mort et il a tué de ses propres mains son cher ami Wimble. Par ailleurs, tout ce qu’il a fait jusqu’ici indique qu’il a un objectif clair – dont je me passerais aisément.
Je regarde de nouveau mon portrait. Il est idéalisé, je trouve, car je ne me souviens pas d’avoir remarqué que j’avais une telle tablette de chocolat. Et cette impression de grande et vive menace que je dégage, si elle est peut-être justifiée, je m’efforce de la dissimuler. Mais je dois avouer qu’il a capté quelque chose ici et que cela mériterait peut-être d’être encadré.
Je continue de feuilleter le cahier. C’est très intéressant et les dessins sont de bonne qualité, surtout ceux qui me représentent. Je suis sûr de ne pas avoir l’air aussi noble, heureux et sauvage, mais peut-être que c’est une question de licence artistique. À mesure que je regarde les autres dessins et me fais une idée d’ensemble, je suis de plus en plus convaincu que cela ne me plaît pas, si flatteur que ce soit. Mais vraiment pas du tout !
Bon nombre des dessins sont des esquisses de mises en scène de cadavres anonymes dans l’esprit des précédentes œuvres de Weiss. L’un d’eux montre une femme avec six seins – sans préciser la provenance des deux paires supplémentaires. Elle porte un diadème de plumes et un string, le genre d’accoutrement que nous avons vu au Moulin-Rouge. Il ne cache presque rien, mais il est très glamour, et le soutien-gorge pailleté qui couvre à peine les six seins est absolument fascinant.
À la page suivante, un papier est coincé dans la reliure. Je le déplie. Ce sont les horaires de Cubana Aviación, imprimés depuis un ordinateur et donnant les vols entre La Havane et Mexico. Il accompagne le dessin d’un homme coiffé d’un canotier, brandissant une rame. Au bout d’une ligne qui la désigne apparaît en grosses lettres bien nettes : RÉFUGIÉ ! Je remets les horaires à leur place et tourne la page. Le dessin représente un homme éventré, rempli de cigares et de bouteilles de rhum, adossé contre une décapotable vintage.
Mais les dessins de loin les plus intéressants – en tout cas pour moi – sont une série montrant le Doux et Divin Dexter. On ne peut pas tirer de conclusions du fait que je trouve ces dessins de moi beaucoup plus captivants que ceux représentant des inconnus charcutés, mais il y a quelque chose de vraiment fascinant à contempler des représentations de soi que l’on a trouvées dans le cahier d’esquisses d’un assassin psychopathe. En tout cas, cette dernière série me coupe le souffle. Et si Weiss en est réellement l’auteur, cela pourrait bien me le couper littéralement et pour de bon.
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