— Et si elle m’aime plus ?
J’ai toujours tenté de rester modeste, notamment en ce qui concerne mes propres talents : je sais très bien que je ne suis doué que pour une ou deux choses, et que conseiller les amoureux transis n’en fait pas partie. Comme je ne comprends vraiment rien à l’amour, il me paraît un peu injuste d’exiger de moi une opinion sur son éventuelle disparition.
Cependant, il semble nécessaire que je me manifeste et, résistant à la tentation de dire : « Je ne sais vraiment pas si elle t’a jamais aimé », je fouille dans mon sac de clichés et j’en sors :
— Bien sûr qu’elle t’aime. Elle vient de frôler la mort. Il lui faut du temps pour se remettre.
Chutsky attend que je développe, mais je n’ai rien de plus.
— J’espère que tu as raison, dit-il, en se réfugiant dans son café.
— Bien sûr que oui. Laisse-lui le temps d’aller mieux. Tout ira bien.
Comme je ne suis pas instantanément foudroyé sur place, je me dis qu’il est possible que j’aie raison.
Nous finissons nos cafés dans un silence relatif, Chutsky ruminant la possibilité de ne plus être aimé, et moi guettant midi qui approche sur la pendule, heure à laquelle je dois partir pour me mettre à l’affût de Weiss. Du coup, c’est dans une ambiance moins potes que je finis de vider ma tasse avant de me lever.
— Je repasserai plus tard, dis-je.
Chutsky se contente de hocher la tête et de boire une gorgée de café.
— O.K., mon pote. À plus.
Le quartier de Golden Lakes enfreint bravement le canon de l’urbanisme de Miami : bien que comportant le mot lakes , c’est-à-dire lacs, il en abrite en fait plusieurs, et l’un d’eux jouxte l’extrémité du terrain de jeux de l’école. Cela dit, il n’a rien de golden , doré, il est plutôt d’un vert sale, mais on ne peut nier que c’est réellement un lac ou au moins une grande mare. Cependant, comme je me doute qu’il serait difficile de vendre un quartier baptisé « Mare vert sale », peut-être que les promoteurs savent ce qu’ils font, après tout – et ce serait là une violation supplémentaire de la coutume.
J’arrive à Golden Lakes bien avant la fin de la journée d’école et j’en fais le tour plusieurs fois, pour repérer éventuellement Weiss. Il n’y a personne. La rue côté est se termine à l’endroit où le lac touche pratiquement la clôture. Laquelle est haute, grillagée, et fait le tour complet de l’école, même du côté du lac, au cas, j’en suis sûr, où une grenouille hostile tenterait de pénétrer dans les lieux. Juste à côté, au bout du terrain de jeux, se trouve une grille solidement fermée par une chaîne et un gros cadenas.
La seule entrée se trouve devant l’école, surveillée par un garde dans une guérite avec une voiture de police garée à côté. Essayer d’entrer durant les horaires scolaires, c’est rencontrer le garde ou le flic. Aux heures où les parents viennent déposer ou prendre leurs enfants, ce sont des centaines d’enseignants, mamans et agents de la circulation qui vous arrêteraient, ou qui rendraient l’opération bien trop difficile et hasardeuse.
Il s’agit donc pour Weiss de se poster de bonne heure. Pour moi, de deviner où. Je coiffe mon Chapeau à Penser à Mal et je refais lentement le tour des lieux. Si je voulais enlever quelqu’un, comment m’y prendrais-je ? D’abord, il faudrait que ce soit à l’entrée ou à la sortie des cours, puisqu’il serait trop difficile de passer la sécurité en dehors de ces heures. Cela signifie donc à la grille, et c’est bien sûr pour cette raison qu’elle est très sécurisée, avec tout ce qu’il faut, depuis le flic en poste jusqu’au méchant prof de travaux manuels.
Évidemment, si vous parvenez à entrer avant et à frapper pendant que toute la surveillance se concentre sur la grille, cela facilite grandement les choses. Mais, pour cela, il faut passer le grillage à un endroit écarté ou qui permette de gagner l’intérieur de l’école assez vite sans être repéré.
Mais, d’après ce que je constate, il n’y a aucun endroit de ce genre. Je refais le tour des lieux. Rien. Le grillage est éloigné des bâtiments, de tous les côtés, sauf sur le perron. L’unique point faible paraît être la mare. Il y a un bosquet de pins et des buissons entre l’eau et le grillage, mais tout cela se trouve beaucoup trop loin des bâtiments. Impossible de passer le grillage et de traverser tout le terrain de jeux sans être à découvert.
Quant à moi, je ne peux pas refaire le tour sans éveiller les soupçons. Je me gare donc dans une rue au sud de l’école et je réfléchis. Mon raisonnement méthodique m’a amené à penser que Weiss allait tenter de s’en prendre aux enfants ici, cet après-midi, et cette logique glacée et impeccable est soutenue par un brûlant et indiscutable coup d’ailes du Passager noir. Mais comment ? De la voiture, je regarde l’école, et j’ai la forte impression que, quelque part dans les parages, Weiss est en train d’en faire autant. Il ne va tout de même pas enfoncer le grillage en espérant s’en tirer à bon compte… Il a passé du temps à observer, à prendre note des détails, et il a un plan. Et moi je n’ai qu’une demi-heure pour le deviner et trouver comment le faire échouer.
Je contemple le bosquet d’arbres près du lac. C’est le seul endroit où l’on puisse se cacher. Mais à quoi bon, si la cachette s’arrête devant le grillage ? C’est alors que quelque chose attire mon regard sur la gauche.
Une camionnette blanche stoppe devant la grille cadenassée et quelqu’un en descend, vêtu d’une chemise vert clair, d’une casquette assortie et d’une caisse à outils, bien visible. La silhouette s’approche de la grille, pose sa caisse et s’agenouille devant la chaîne.
Évidemment. La meilleure manière d’être invisible, c’est d’être parfaitement visible. Je fais partie du décor ; ma présence est normale. Je suis juste là pour réparer le grillage et ce n’est pas la peine de faire attention à moi, ha, ha !
Je démarre. Lentement, je refais le tour, l’œil rivé sur la tache verte, et je sens des ailes glacées se déployer dans mon dos. Je le tiens – à l’endroit précis où il est censé être. Mais, bien sûr, je ne peux pas me garer et lui sauter dessus. Il me faut approcher prudemment, en partant du principe qu’il connaît ma voiture et qu’il ouvre grands les yeux pour guetter l’arrivée éventuelle de Dexter.
Ralentis et réfléchis, alors. Ne compte pas simplement sur les ailes noires pour enjamber tous les obstacles. Regarde attentivement et prends note ; par exemple, Weiss tourne le dos à la camionnette – qui est garée en travers, avant la clôture, ce qui empêche de voir la mare. Parce que, évidemment, rien ne peut survenir de ce côté.
Cela implique donc que Dexter va y aller.
À faible allure et en prenant grand soin de n’attirer l’attention de personne, je fais demi-tour et retourne vers le côté sud de l’école. Je suis le grillage jusqu’au bout, là où la route se termine et où commence le lac. Je me gare devant la barrière métallique, invisible de Weiss, toujours posté devant la grille cadenassée, et je descends. Je gagne prestement l’étroit sentier entre le lac et le grillage, puis je fonce.
Dans l’école, la cloche sonne. Les cours sont finis pour la journée, et Weiss doit agir maintenant. Il est toujours agenouillé devant le cadenas. Comme je ne vois pas de coupe-boulons entre ses mains, il va lui falloir quelques minutes pour crocheter ou couper le cadenas. Une fois à l’intérieur, il n’aura qu’à longer le grillage d’un pas dégagé en faisant semblant de l’inspecter. J’atteins le bosquet d’arbres que je traverse rapidement. J’enjambe précautionneusement des détritus – cannettes de bière, bouteilles de soda en plastique, os de poulet et autres articles moins ragoûtants – et j’arrive au bout. Je marque une petite pause pour m’assurer que Weiss est toujours en train de tripoter le cadenas. Le van me bloque la vue, mais je constate que la grille est toujours fermée. Je prends une longue bouffée d’obscurité que je laisse m’envahir, puis je sors dans le soleil.
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