Il y a peu de choses au monde qui me paraissent plus énigmatiques que les larmes d’une femme. Je sais que je suis censé avoir des gestes réconfortants avant d’aller abattre le dragon qui a provoqué les pleurs ; mais d’après mon expérience, dans les relations limitées que j’ai eues avec des femmes, les larmes ne sortent jamais quand il faudrait et ne sont jamais causées par ce que l’on croit. En conséquence, on en est réduit à des options idiotes comme tapoter la tête et dire « Allons, allons », dans l’espoir que, tôt ou tard, elle va vous dévoiler ce qui a motivé tout ce numéro.
Mais Dexter a l’esprit d’équipe et je passe donc mon bras autour de ses épaules, pose ma main sur l’arrière de sa tête et déclare : « Ce n’est rien. » J’ai beau trouver cela idiot, je trouve que c’est nettement mieux que « Allons, allons ».
Et, fidèle à elle-même, Rita me fait une réponse tout à fait imprévisible :
— Je ne peux pas te perdre.
Je n’ai aucunement prévu d’être perdu et je le lui dirais bien volontiers, mais elle est lancée, et les sanglots muets qui agitent son corps font couler un petit filet d’eau salée sur ma poitrine.
— Oh, Dexter, pleure-t-elle. Qu’est-ce que je ferais si je te perdais aussi ?
Et là, avec ce mot, « aussi », je viens de rejoindre une communauté aussi inconnue qu’inattendue, probablement celle des gens que Rita a imprudemment oubliés dans un endroit où elle pouvait facilement les égarer, mais elle ne m’explique pas du tout comment j’ai réussi à faire partie de ce groupe, ni même qui ils sont. Veut-elle parler de son premier mari, le drogué qui les a battus et fait souffrir, Cody, Astor et elle, jusqu’à ce qu’ils soient assez traumatisés pour devenir ma famille idéale ? Il est en prison, à présent, et je conviens qu’être perdu de cette façon est une mauvaise idée. Ou bien s’agit-il d’une autre ribambelle de personnes égarées qui ont glissé à travers les mailles du filet de la vie de Rita et été emportées par les averses de l’infortune ?
Et, comme si j’avais besoin qu’on me prouve encore que ses pensées lui sont dictées par un faisceau laser depuis le vaisseau-amiral en orbite au-delà de Pluton, Rita commence à faire glisser son visage le long de ma poitrine, puis de mon ventre, toujours sanglotante, voyez-vous, et laissant une traînée de larmes qui refroidissent rapidement.
— Ne bouge pas, renifle-t-elle. Il ne faut pas faire d’efforts quand on a eu une commotion.
Je vous le disais : on ne sait jamais quel va être le programme quand une femme se met en mode larmes.
Au milieu de la nuit, je me réveille avec cette interrogation : Mais qu’est-ce qu’il veut ? Je ne sais pas pourquoi je ne me suis pas posé la question avant, ni pourquoi elle me vient maintenant, alors que je suis allongé dans mon lit douillet, à côté d’une Rita qui ronflote doucement. Mais la voici qui surgit à la surface du lac Dexter et je dois m’en occuper. Mon cerveau est encore un peu engourdi, comme s’il était rempli de sable mouillé, et pendant quelques minutes je reste allongé, juste capable de me répéter : Qu’est-ce qu’il veut ?
Que veut Weiss ? Il ne rassasie pas le Passager noir de son côté, j’en suis presque certain. Je n’ai ressenti aucune empathie au contact de Weiss ou de ses œuvres, ce qui serait ordinairement le cas s’il était une véritable Présence.
Et sa manière de procéder, en utilisant des cadavres au lieu de les fabriquer lui-même – jusqu’au meurtre de Deutsch –, plaide en faveur d’une recherche innovante.
Mais laquelle ? Il tourne des vidéos de cadavres. Des vidéos de gens qui regardent des cadavres. Et il m’a filmé en pleine action – un film sans valeur, oui, mais tout cela ne rime à rien pour moi. Où est le plaisir, là-dedans ? Je n’en vois aucun – et cela m’empêche de m’immiscer dans l’esprit de Weiss pour le comprendre. Avec les psychopathes ordinaires, bien insérés socialement, qui tuent parce qu’ils le doivent et tirent un plaisir simple, honnête de leur travail, je n’ai jamais eu ce problème. Je ne les comprends que trop bien, puisque je suis comme eux. Mais avec Weiss aucune ressemblance, rien qui suscite l’empathie, et à cause de cela j’ignore où il compte aller et ce qu’il va faire. J’ai le très désagréable pressentiment que cela ne va pas me plaire, mais je ne sais pas ce que ce sera, et cela ne me dit rien qui vaille.
Je reste un moment allongé à y penser – ou du moins à essayer, car le fier HMS Dexter n’est pas encore à toute vapeur. Rien ne me vient. Je ne sais pas ce qu’il veut. Coulter est sur mes talons. Tout comme Salguero, et bien sûr Doakes n’a jamais renoncé. Debs est toujours dans le coma.
Point positif, le bouillon de Rita était très bon. Elle est vraiment gentille avec moi, elle mérite mieux, même s’il est clair qu’elle ne s’en doute pas. Elle croit apparemment à sa réussite, entre moi, les enfants et notre récent voyage à Paris. Et, bien que sa vie ait l’apparence du bonheur, la vérité est tout autre. Elle est comme une maman brebis dans une meute de loups qui ne voit autour d’elle que des toisons de laine blanche, alors qu’en réalité la meute se pourlèche les babines en attendant qu’elle tourne le dos. Dexter, Cody et Astor sont des monstres. À Paris, les gens parlent vraiment français, comme elle s’y attendait. Mais Paris cache aussi sa propre espèce de monstre, comme l’a révélé notre bref interlude culturel dans la galerie d’art. C’était quoi, le titre ? La Jambe de Jennifer . Très intéressant : après ma longue expérience dans ce domaine, j’ai enfin réussi à trouver quelque chose qui me surprenne et c’est pour cette raison que j’éprouve désormais une certaine tendresse pour Paris.
Entre Jennifer et sa jambe, le numéro excentrique de Rita et les activités de Weiss, ces derniers temps, la vie est pleine de surprises qui se résument à ceci : les gens méritent ce qui leur arrive, non ?
Ça ne change pas grand-chose, mais je trouve cette pensée très réconfortante et je finis par m’endormir.
Le lendemain matin, mon esprit s’est considérablement éclairci. Je ne saurais dire si c’est grâce aux attentions de Rita ou à mon métabolisme naturellement alerte. Quoi qu’il en soit, je saute du lit armé d’un cerveau en excellent état de marche, tout est parfait.
Cependant, l’inconvénient, c’est qu’un cerveau efficace, vu la situation dans laquelle je me trouve, est contraint de lutter contre une déferlante de panique, une envie de faire ses valises et de filer vers la frontière. Mais, même avec la totalité de mes facultés mentales, je ne vois pas quelle frontière pourrait me protéger du pétrin dans lequel je me trouve.
Malgré tout, puisque la vie nous offre peu de choix et que la plupart sont atroces, je pars au travail, bien décidé à traquer Weiss et à ne me reposer que lorsque je l’aurai coincé. Je ne comprends toujours pas le bonhomme ni ses agissements, mais cela ne m’empêchera pas de le trouver. Oui, en effet : Dexter est un croisement entre le limier et le bouledogue, et quand je suis sur une piste mieux vaut se rendre et s’épargner toute fatigue inutile. Je me demande s’il y a moyen de le faire savoir à Weiss.
J’arrive un peu en avance, ce qui me permet de boire un café qui en a presque le goût. Je l’apporte à mon bureau, prends place devant mon ordinateur et m’attelle à ma tâche. Ou, plus exactement, je me mets en devoir de fixer l’écran en essayant de trouver la bonne manière de procéder. J’ai déjà épuisé presque toutes les possibilités et j’ai l’impression d’être dans une impasse. Weiss a toujours un temps d’avance sur moi, et je dois reconnaître qu’il peut se trouver n’importe où à présent ; terré quelque part ou même de retour au Canada, comment savoir ? Et j’ai beau affirmer que mon cerveau a recouvré toutes ses facultés, il ne me propose aucune solution.
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