— Imbécile ! hurla Mladen à l’intention du chauffeur de taxi. Il ne nous a pas dit l’essentiel…
Malko sauta à terre, écœuré. Ces séances-là se terminaient toujours mal. Certes, Boza ne méritait aucune pitié, mais Malko se sentait mal à l’aise. Même si c’était un « accident ». Seul, Ivan Dracko jeta un regard sans aménité au cadavre décapité.
— J’ai pas fait exprès, protesta-t-il, en dépit de toute vraisemblance.
Les trois hommes s’éloignèrent en direction de la sortie, laissant le tramway allumé, comme un gigantesque fanal dans ce cimetière de ferraille. Les conducteurs du matin allaient avoir une drôle de surprise…
Sans un mot, ils reprirent place dans la BMW. En arrivant dans le centre, Malko se tourna vers Mladen Lazorov.
— Que voulez-vous faire de lui ?
Le policier croate hésita. Selon la loi, il aurait dû arrêter Ivan Dracko pour meurtre, sans parler de la marchandise volée… Mais il n’y avait plus de loi en Croatie… D’un geste las, il tendit à Ivan sa malle avec les marks.
— Tire-toi et ne fais plus de conneries, fit-il.
Malko laissa faire. Ivan Dracko était un élément extérieur à la manip qu’il cherchait à démonter. Uniquement lié à Boza Dolac. Il ne pouvait plus rien leur apporter, que des ennuis. Quant à l’argent, il n’avait pas envie de s’en charger.
Il regarda le chauffeur de taxi s’éloigner dans la nuit, sa précieuse mallette à bout de bras. Il avait eu beaucoup de chance.
— Nous en savons quand même beaucoup plus, remarqua Mladen Lazorov. Nous connaissons la planque des armes, le moment et le lieu où doit se dérouler l’incident. Ce qui permet d’intervenir préventivement.
— La mort de Boza Dolac va peut-être tout arrêter, suggéra Malko. Celui qu’il appelle « Le Serpent » ne va pas oser s’impliquer directement. C’est trop dangereux, même vis-à-vis de ceux qu’il manipule. Seulement, on ne peut pas prendre le risque. Il faut retrouver ces armes, Miroslav Benkovac et, si possible, neutraliser « Le Serpent ».
Vaste programme.
* * *
Le major Franjo Tuzla fixait son téléphone assez intensément pour le faire fondre. Il était plus d’une heure du matin et Boza Dolac aurait dû être là depuis presque deux heures. Tout était prêt pour l’opération. Il ne manquait que Boza pour venir chercher les armes et ensuite rejoindre Miroslav Benkovac et les gens qu’il avait rassemblés pour son opération de commando. Pour la circonstance, le major Tuzla avait réussi à faire affecter comme sentinelle à l’entrée principale un homme à lui appartenant également au KOS. De cette façon, l’opération était totalement bordée. Aucune fuite possible. À condition que Boza arrive.
Pour la centième fois, il recommença à composer les numéros où il était susceptible de le joindre.
Sans plus de succès : Boza Dolac semblait s’être évanoui de la surface de la terre. L’officier serbe avait beau se casser la tête, il ne voyait qu’une possibilité : la catastrophe majeure, l’arrestation. Certes, il avait des informateurs dans la police et au ministère de la Défense et c’était très étonnant qu’ils ne l’aient pas prévenu. Boza Dolac ne pouvait pas avoir trahi. Le major lui fournissait argent, papiers et protection. Boza savait que le KOS avait des agents partout où il y avait des Yougoslaves. On le retrouverait au bout du monde. Et il serait châtié d’une façon terrible.
Franjo Tuzla connaissait assez la lâcheté de cet homme qu’il manipulait depuis des années pour éliminer certaines hypothèses. C’était le « cas non conforme » par excellence. Boza Dolac pouvait avoir eu un accident, c’était l’hypothèse la plus vraisemblable. L’officier avait téléphoné au restaurant où il prenait ses repas tous les soirs, seul. Il était parti à l’heure normale, c’est-à-dire deux heures plus tôt. On l’avait vu monter dans sa voiture.
Le major regarda sa montre et prit sa décision. Il était obligé de le remplacer. C’était la première fois qu’il prenait un risque de cette sorte, mais il n’avait pas le choix. Il s’était trop investi pour abandonner.
Seulement, même en cas d’urgence, il y avait des risques qu’il lui était interdit de prendre lui-même. Il décrocha son téléphone et composa un numéro qu’il savait par cœur.
Le père Jozo Kozari s’apprêtait à s’endormir quand un jeune franciscain vint le prévenir, étonné, qu’on le demandait au téléphone. Il se leva et se hâta vers le hall du couvent. Qui pouvait l’appeler à une heure aussi tardive ?
— Ici, le père Kozari, qui est à l’appareil ? demanda-t-il de sa voix onctueuse.
Il y eut quelques secondes de silence puis une voix d’homme interrogea avec un soupçon d’ironie :
— Jozo, qui peut t’appeler ? Le Seigneur ? Ou quelqu’un à qui tu dois un service ?
D’un coup, une vague de panique submergea le franciscain. La Voix. Il avait espéré ne jamais plus entendre cette voix métallique. Il bredouilla et faillit raccrocher. Mais il connaissait son interlocuteur et savait qu’il rappellerait indéfiniment. Et qu’il avait le moyen de faire beaucoup plus. Comme s’il lui avait laissé le temps de réfléchir, son correspondant dit d’une voix aussi douce que la sienne :
— Jozo, j’ai besoin d’un service. D’un tout petit service…
Le franciscain avala difficilement sa salive. Avec la Voix, ce n’était jamais un « petit » service.
— Je suis couché, protesta-t-il.
— Eh bien, tu vas te relever, Jozo. Et me retrouver devant l’hôtel Hrvatska , sur l’autoroute de Ljubljana, le plus vite possible.
Il avait déjà raccroché. Jozo Kozari retourna dans sa chambre et se mit à s’habiller. La peur qui le faisait agir était trop profonde pour qu’il s’en débarrasse en quelques minutes. Une fois prêt, il monta dans sa vieille Lada et prit la direction de Zagreb.
Le franciscain serrait son volant comme si cela avait été le cou de l’homme qui l’avait convoqué. La voix glaciale et moqueuse du major Tuzla, c’était le visage hideux de la dictature communiste. En quarante-cinq ans, bien peu étaient passés à travers les mailles du filet. En dehors de la foule des indifférents et des résignés, les agents de l’UDBA avaient « criblé » tous ceux qui représentaient un danger pour le système. Avec une férocité froide et calculée.
Certains, « irrécupérables », avaient fini devant un peloton d’exécution. Les « faux pas » des autres les avaient liés à jamais à leurs bourreaux… Jozo Kozari était un prêtre honnête qui détestait la dictature. On l’avait arrêté, mis en prison, torturé, relâché puis repris et, enfin, on lui avait proposé de rendre un « petit service ». Oh, pas grand-chose. Entrer en contact avec des opposants, leur offrir un pacte.
C’était toujours un pacte avec le diable… Qui se terminait avec une balle dans la nuque au fond d’une cave… Le major Tuzla connaissait les faiblesses du franciscain. Un goût immodéré pour la chair. Ce dernier avait trouvé sur sa route une pénitente trop ardente…
Un agent féminin de l’UDBA qui avait achevé de le compromettre. Pour ne pas être dénoncé, il avait accepté de rendre encore un « service ». Et on lui en avait donné pour son argent. En le filmant cette fois.
Le bouquet avait été la manipulation de certains prêtres polonais qui s’étaient confiés à lui… Leurs confidences avaient servi à faire massacrer quelques-uns des leurs. Tout le monde l’ignorait. Sauf les archives de l’UDBA. Un homme comme Jozo Kozari était précieux. À condition de l’utiliser avec parcimonie, il pouvait durer des années… Entouré du respect et de la considération de ceux qu’ils trahissaient.
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