— Ce sont des racketniki. Ils viennent chercher des filles.
L’un des racketniki loucha sur la bouteille de Taittinger et, pour bien étaler ses moyens, en commanda aussitôt une au garçon. Malko était déjà en train de remplir à nouveau la flûte de Viktoria Posnyaki.
Maintenant que le poisson était ferré, il n’y avait plus qu’à le ramener doucement…
* * *
La bouteille de Taittinger était vide, mais Viktoria Posnyaki était en train de fondre comme une glace au soleil. Son regard plutôt froid était désormais empreint de douceur et de soumission, et sa main frôlait souvent celle de Malko, par inadvertance. Elle s’était levée pour aller aux toilettes, lui permettant d’admirer de longues jambes gainées de bottes moulantes à talons aiguilles. Lorsqu’elle avait regagné la table, elle avait déboutonné deux boutons de son pull, laissant apparaître la dentelle d’un soutien-gorge noir, comme un clin d’œil érotique. Elle soupira tout à coup.
— Je vais devoir vous quitter, il faut que j’aille faire un peu de shopping, en face, au Novim Rokom.
— Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa Malko, je n’ai rien à faire.
— Avec plaisir, minauda Viktoria.
Il l’aida à enfiler un long manteau en faux vison et ils redescendirent vers Khreschatik. Au rayon parfumerie de Novim Rokom, elle se jeta sur tous les produits, comme une enfant dans un magasin de jouets. Bien entendu, lorsqu’ils arrivèrent à la caisse, Malko sortit sa carte de crédit… Viktoria, après un très court baroud d’honneur, laissa faire. En sortant, elle glissa son bras sous celui de Malko et susurra :
— Vous êtes un vrai gentleman ! Ici, les produits de beauté français coûtent une fortune.
— C’est une joie de vous aider à être encore plus belle, affirma Malko. D’ailleurs, je suis seul à Kiev et j’aimerais beaucoup passer la soirée avec vous. Êtes-vous libre ?
— Je peux m’arranger, répondit Viktoria. Vous connaissez L’Égoïste ?
— Non.
— C’est là que dîne le président Poutine lorsqu’il vient à Kiev. C’est très bon. Je passe vous prendre à votre hôtel, vers neuf heures ? Où êtes-vous ?
— Au Premier Palace.
Ils se séparèrent en bas du boulevard Tarass-Sev-chenko. Malko héla une voiture dont le chauffeur lui demanda la modeste somme de 15 Hrivnas pour le conduire à l’ambassade américaine. Comme à Moscou, tous les automobilistes faisaient le taxi pour gagner un peu d’argent. Système souple et peu coûteux qui évitait de surcroît les filatures. Et on ne restait jamais plus de quelques minutes au bord du trottoir.
* * *
— Bravo pour ce premier contact, approuva Donald Redstone. Il faut continuer à tirer ce fil.
Malko se hâta de tempérer son enthousiasme.
— A condition qu’il mène quelque part. Cette Viktoria a le profil d’une courtisane de luxe, pas d’une activiste politique. Je ne suis pas certain qu’elle ait été intime avec Evguena Bogdanov. Et encore moins qu’elle consente à parler de cette affaire avec un inconnu qu’elle considère comme un client…
— C’est à vous de jouer, trancha l’Américain. U y a un point sur lequel on ne sait rien : le recrutement de Roman Marchouk. Qui lui a offert de mettre du poison dans la nourriture de Viktor Iouchtchenko ? Ce n’est probablement pas Vladimir Satsyuk, même si ce dernier est dans le coup.
— La proximité de ce Mister Snack et du siège du SBU n’est sûrement pas une coïncidence, releva Malko. De nombreux agents du SBU viennent se restaurer là, j’imagine. Hélas, je ne pense pas que Viktoria en sache beaucoup là-dessus… Sauf si elle sait qui a branché Evguena sur Roman Marchouk. Nous dînons ensemble ce soir, conclut Malko. Prions Dieu.
— Parfait. D’ici là, vous allez rencontrer Evgueni Tchervanienko, le responsable de la sécurité de Iouchtchenko. Il vous attend au café Non Stop, au 6, Peremogy Prospekt, à trois heures. C’est juste à côté du cirque de Kiev. Il pourra peut-être vous donner quelques indications intéressantes.
* * *
Le Non Stop ne payait pas de mine : bruyant, enfumé, avec un grand écran de télé, son coupé, sur un mur, et une solide odeur de graillon. Malko attendait depuis une demi-heure quand un homme massif, boudiné dans un costume sombre rayé, le crâne rasé, les traits épais, fit son entrée. Après avoir balayé la salle du regard, il s’avança vers Malko.
— Pan Linge ?
Il avait une voix de baryton à faire trembler les vitres.
— Da, confirma Malko.
— Je suis Evgueni Tchervanienko.
Il prit place sur la banquette en face de Malko et ouvrit sa veste, découvrant la crosse d’un pistolet automatique glissé dans sa ceinture. Malko, lui aussi, était armé. Le Makarov 9 mm remis par le chef de station pesait dans son dos. Evgueni Tchervanienko réexaminait d’un regard rusé et froid. Il commanda un Defender «Very Classic Pale» sur de la glace à la serveuse et laissa tomber :
— Je crois que Mister Redstone perd son temps.
— Pourquoi ?
L’Ukrainien se pencha à travers la table. — Cela ne sert à rien de savoir qui a liquidé Roman Marchouk. De toute façon, on ne l’aurait jamais arrêté. Le procureur général Vassiliev bloque l’enquête sur ordre de la présidence. Ils ont trouvé que c’était moins cher de le balancer par la fenêtre que de lui payer un billet pour Moscou. Là-bas, ils l’auraient tué de toute façon. Ce sont des « tchekistes », ils ne prennent pas de risques.
— Vous pensez que Vladimir Satsyuk était dans le coup ? interrogea Malko. C’est quand même gros.
— Je suis certain qu’il est dans le coup, grommela l’Ukrainien, mais je ne peux rien prouver. Ils sont sûrs de l’impunité. Ils ont beaucoup d’argent et disposent de dizaines d’anciens berkut prêts à tuer pour une poignée de hrivnas.
— Alors, que faut-il faire ?
— Les empêcher de recommencer.
— Ils oseraient ? demanda Malko, surpris.
Evgueni Tchervanienko, penché sur la table, souffla dans une haleine d’oignon :
— J’en suis sûr. Il y a trop d’intérêts en jeu. Ceux de Moscou d’abord. Le tsar Poutine ne peut pas imaginer qu’on lui résiste. Ensuite, la bande à Koutchma, qui vole depuis des années, va être ruinée, peut-être même arrêtée. Viktor Iouchtchenko est décidé à faire le ménage. Souvenez-vous du Premier ministre Djinjic, en Serbie. Ils l’ont abattu quand il a commencé à devenir dangereux. Et Iouchtchenko est très dangereux. J’ai une source très proche des Russes à la présidence. Elle m’a dit qu’ils sont décidés à recommencer.
— Comment ?
L’Ukrainien croisa ses mains énormes.
— Il y a tant de moyens, soupira-t-il. Un Kamaz qui écrase sa voiture, une agression, un meurtre au fusil à lunette, un autre empoisonnement… Là, je crois qu’ils n’oseront pas. Mais on ne sait jamais : ils sont tellement sûrs de l’impunité.
— Que peut-on faire, alors ?
Evgueni Tchervanienko secoua la tête.
— Débusquer l’organisateur venu de Moscou. Je suis sûr qu’il y en a un. Les Russes ne font pas confiance aux gens d’ici. C’est comme les serpents, il faut frapper à la tête. Livrés à eux-mêmes, les Ukrainiens n’oseront rien faire. Mais tout est à craindre. Viktor louchtchenko va gagner les élections, c’est sûr. Sauf si on le tue avant.
Malko faillit lui parler de Viktoria, puis s’abstint. C’était une piste encore trop fragile.
— Je voudrais pouvoir vous recontacter, dit-il.
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