— Au ministère.
— Au ministère ? À Téhéran, vous voulez dire ?
— Bien sûr. Ici, nous ne sommes qu’une toute petite bourgade sans responsabilités.
Derieux serra les poings, mais se contint.
— Vous voulez dire qu’il faut que nous retournions à Téhéran chercher un bout de papier ?
— Cela peut s’arranger autrement.
— Comment ?
— Je crois que le mieux serait d’écrire. En quelques jours, vous auriez une réponse. Pendant ce temps-là, vous visiterez notre beau pays.
Les trois Européens se regardèrent. Le lieutenant souriait toujours innocemment. Il se moquait d’eux avec une rare maîtrise. Une lettre aller et retour, étant donné le rythme des postes iraniennes, cela voulait dire quinze jours minimum. Quinze jours à 60 degrés…
Derieux, le premier, retrouva la parole.
— Ne croyez-vous pas que ce serait plus simple de téléphoner ? Car nous n’avons pas beaucoup de temps à perdre.
— Bien sûr ! L’officier soupira. Je voudrais bien vous rendre service, mais l’Iran n’est pas un pays très moderne. Dans nos régions, le téléphone marche très mal. En ce moment, justement, la ligne avec Téhéran est interrompue. Les termites…
— Les termites ?
— Oui, les termites ont mangé les poteaux et les fils, sur plusieurs kilomètres. Et nous n’avons pas de crédits pour les remplacer. Il faut attendre qu’un nouveau budget soit voté.
— Mais vous avez bien une liaison radio militaire ?
Derieux s’énervait. L’officier rit poliment :
— C’est une bonne idée.
— Alors ?
— Alors il faut que je demande l’autorisation à mon chef. Une simple formalité.
— Je vous en prie.
On touchait au but. L’officier se gratta la gorge.
— C’est ennuyeux. Parce qu’il est en manœuvres et ne rentrera pas avant quelques jours. Si vous pouviez attendre…
Van der Staern suivait ce dialogue de fous sans rien y comprendre. Mais Malko ne se faisait guère d’illusions. L’autre obéissait à des ordres. Décidément, ce blé était bien curieux !
Derieux était aussi coriace que son adversaire. Il but une gorgée de thé et réattaqua.
— Je pense que nous nous égarons. Car, de toute façon, ce blé appartient à M. Van der Staern, ici présent, et personne n’a le droit de l’empêcher de voir son blé.
— Vous avez absolument raison. Seulement ce blé n’appartient plus à ce monsieur. Il a été acheté par le gouvernement iranien, et nous en assurons la protection.
— Le gouvernement ? Le blé est vendu à un marchand du Bazar.
— Peut-être. Mais lui l’a revendu à un organisme officiel. D’ailleurs, voici les papiers.
Il tendit à Derieux une liasse de documents en persan, d’où il ressortait que le blé appartenait maintenant au ministère de la Guerre.
En quelques mots, Derieux expliqua la situation à Van der Staern.
— Mais je n’ai pas été payé ! s’écria le Belge. C’est du vol !
Derieux traduisit. Le lieutenant hocha la tête, compatissant :
— C’est une situation bien compliquée ! C’est pour cela qu’il me faut un papier du ministère.
Et voilà, on était revenu au point de départ !
Derieux sourit et, comme par magie, un billet de mille riais apparut dans sa main. Il jouait à le plier et le déplier.
— Cela nous rendrait un très grand service, si vous pouviez nous accompagner jusqu’à ces wagons, rien que pour y jeter un coup d’œil.
L’officier soupira.
— Je voudrais tellement vous rendre service !…
— Nous aimerions aussi laisser un bon souvenir de notre visite.
— Mais il y a des plombs sur les wagons…
— Ça peut s’arranger. Il suffit de les remettre en place après.
Le lieutenant demanda doucement :
— Mais pourquoi tenez-vous tellement à voir ce blé ?
— Question de qualité, affirma Derieux. M. Linge veut voir si ce blé supporte le voyage.
— Je pense que nous pourrons arranger cela, conclut l’officier. Mais pas maintenant. Voulez-vous revenir demain ?
— À quelle heure ?
— Vers onze heures.
— Bien. Je vous remercie. Vous êtes très aimable.
Tout le monde se leva, le sourire aux lèvres. Le lieutenant serra les trois mains, en s’inclinant profondément. Derieux sortit le dernier. Il oublia sur la table le billet de mille riais.
— Alors ? interrogea Van der Staern.
— On s’en va, dit Derieux. Je vous raconterai après.
Ils remontèrent dans la voiture. Derieux jura en touchant le volant : il était brûlant. Jusqu’à la sortie du camp, les trois hommes restèrent silencieux. La sentinelle les salua impeccablement.
— Il nous a donné rendez-vous pour demain, en douce, annonça Derieux.
— Demain, c’est très bien, conclut Van der Staern.
Derieux ricana.
— Vous avez déjà oublié mon explication ? Demain, ça se dit farda. C’est le mot qu’on entend le plus souvent ici. Et farda ça veut dire jamais.
— Ah !
Il était tout confus et déçu, le Belge ! Derieux enchaîna :
— Ce type est bien décidé à ne jamais nous laisser voir ce blé, mais il nous l’a dit à l’iranienne. C’est tout.
— Pourquoi lui avez-vous laissé de l’argent, alors ?
— Parce que je préfère qu’il croie que je le crois. Comme ça, il dormira sur ses deux oreilles.
— C’est foutu, conclut Van der Staern. Eh bien, deux mille kilomètres pour rien ! Vous auriez mieux fait de demander cette fichue autorisation avant de partir.
— Si on l’avait eue, il aurait demandé un papelard de la griffe du chah, si j’ose dire, ricana Derieux. Il n’y a plus qu’une solution : aller voir sans sa permission.
— C’est aussi ce que je pense, dit Malko.
Van der Staern les regarda, effaré.
— Vous êtes fous ? On va se faire tirer comme des lapins.
— Pas la nuit. Ils dorment. Je connais les Iraniens.
La voiture entra en ville.
— Moi, je n’y vais pas, fit fermement Van der Staern.
— Mon cher, vous nous ferez gagner un temps précieux en venant reconnaître votre marchandise, souligna Malko.
— Vous n’êtes pas venu jusqu’ici pour rater la partie la plus intéressante de la balade, renchérit Derieux.
Pas convaincu, le Belge grommela. Ils arrivaient à l’hôtel.
— Je vous laisse là, dit Derieux. J’ai deux ou trois emplettes à faire pour ce soir…
La nuit était claire. Les trois silhouettes se découpaient nettement sur le fond du désert. La Mercedes était restée derrière une cabane abandonnée, à un kilomètre de là. Maintenant, ils longeaient la clôture barbelée du camp militaire, du côté opposé au poste de garde.
— Là, ça va, souffla Derieux.
Il tira de sa ceinture une énorme paire de cisailles et enfila de gros gants de cuir. Il y eut quelques claquements secs et les barbelés s’écartèrent. Derieux passa le premier ; il remit les cisailles à sa ceinture et s’assura que son Smith et Wesson coulissait bien dans sa gaine. Malko avait son colt à la main.
Au loin il y avait une masse noire.
— Voilà la voie de chemin de fer, dit Malko. Suivons-la.
A la queue leu leu, ils s’engagèrent entre les rails. Le camp était silencieux. De temps à autre, le désert renvoyait l’aboiement d’un coyote.
Il était deux heures du matin.
Soudain les wagons apparurent, en longue file, isolés des bâtiments. Les trois hommes avancèrent, protégés par l’ombre des wagons. Des cailloux crissaient sous leurs chaussures, mais il n’y avait âme qui vive.
Malko arriva à la hauteur du premier wagon. À tâtons, il chercha les portes. Un gros cadenas les verrouillait. Il n’était même pas sûr que ce soient bien les wagons chargés de blé.
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