— Je sais. Mais je crois que le mot de l’énigme se trouve là-bas.
Derieux n’avait pas l’air enchanté, mais il s’inclina.
— Bon. Après tout, c’est vous qui payez. Quand partons-nous ?
— Demain matin. Vers six heures, si possible. Nous avons un passager. Le gars que vous avez vu à l’hôtel, le Belge.
— Il veut faire du tourisme ! Qu’est-ce que vous lui avez raconté sur Khurramchahr ? Que c’était le berceau des Mille et Une Nuits ?
— Il s’intéresse aux mêmes choses que moi.
— Eh bien, entendu ! Je serai en bas à six heures pile.
— Dites que nous allons nous balader au barrage de Karaj.
— Compris. À demain.
Malko retrouva à la salle à manger Van der Staern, en contemplation devant le buffet froid.
— Où étiez-vous passé ? demanda le Belge. Encore avec vos pépées ? Ce n’est pas sérieux, savez-vous !
— Non, je travaillais pour vous.
— Et alors ?
— Je pense être sur la voie d’une bonne solution finale.
Van der Staern lui donna un coup de coude en clignant de l’œil.
— Une fois tout ça fini, on ira passer trois jours à Beyrouth. Je connais un endroit… Rien que des blondes !
Malko sourit sans répondre. Si Van der Staern avait pu voir son acheteur, il aurait été un peu moins optimiste. « La solution finale » n’était pas une façon de parler.
Les deux hommes dînèrent dans une salle à manger presque vide. Seule la femme du directeur, passablement saoule, mettait un peu d’animation, en proférant à haute voix et en anglais des plaisanteries obscènes. Les lumières de Téhéran clignotaient au loin. De l’autre côté, c’était la masse noire de la montagne.
— Nous partons à six heures, annonça Malko, au dessert.
Le Belge fit la grimace.
— Vous avez vraiment besoin de moi ?
— Absolument. Souvenez-vous de nos accords. Vous toucherez votre argent à notre retour.
— Nous allons être crevés. C’est au diable.
— Je sais. À propos, une question, comment est entreposé votre blé ?
— Dans des wagons. C’est bien ce qui m’inquiète. Avec la chaleur, il doit être beau !
— Vous vous en fichez. Il est vendu, maintenant.
— Sur parole seulement.
Évidemment. La parole d’un Iranien, cela ne vaut déjà pas grand-chose en affaires ; mais, alors, celle d’un Iranien mort…
— Et combien avez-vous de wagons ? demanda Malko machinalement.
— Dix.
Une petite lueur s’alluma dans le crâne de Malko. Dix wagons ! Sur la feuille du vieux, il y avait dix colonnes. Cela pouvait très bien s’appliquer aux wagons de blé. Il restait à trouver ce que signifiaient les autres chiffres.
Un instant, Malko fut tenté de raconter la vérité sur le meurtre du vieux, mais il se ravisa ; le Belge n’avait pas l’air d’un foudre de guerre, et il faudrait le ficeler pour l’emmener.
— Vous avez des titres de propriété, afin qu’on puisse le voir de plus près, ce blé ?
— Oui, bien sûr.
— Bien. Allons nous coucher. Demain, la journée sera longue.
Ils montèrent par le même ascenseur et se dirent bonsoir.
Avant de s’endormir, Malko démonta et nettoya soigneusement le colt, remplit le chargeur et en prit deux de rechange.
La chaleur était devenue étouffante dès que le soleil était monté à l’horizon. À perte de vue, la route s’allongeait dans le désert, bordée par des cailloux verdâtres. De temps en temps on croisait un camion chargé à craquer, ou un vieil autobus couvert de signes cabalistiques et bourré de passagers. Presque pas de voitures particulières, sauf les taxis collectifs, chers au Moyen-Orient.
Malko somnolait, étendu sur la banquette arrière. Derieux conduisait très vite. La grosse Mercedes filait à plus de 150. Le seul problème était de ne pas s’endormir. Le paysage offrait peu de distractions, à part d’étranges montagnes bleuâtres qui paraissaient posées sur le désert comme un jeu de construction.
— Si on buvait quelque chose ?
Van der Staern tirait littéralement la langue. C’était l’alternative : ou fermer les glaces et crever de chaleur, ou tout ouvrir et mourir étouffé par la poussière.
Derieux ne dit rien, mais ralentit et stoppa au village suivant. Il y avait une épicerie-buvette-boucherie. Les trois hommes se jetèrent sur de la bière tiède et du lait de brebis aigre. On leur offrit des morceaux de viande baptisés chiche-kebab, mais ils refusèrent poliment. C’était vraiment le bled. Ici, au cœur de l’Iran, ni téléphone, ni télégraphe ; encore moins de train. Pendant la saison des pluies, la route disparaissait sous un mètre d’eau.
La Mercedes repartit, sous les regards curieux d’un groupe de gamins décharnés, aux yeux fermés par le trachome.
Encore six cents kilomètres jusqu’à Khurramchahr !… Ils traversaient maintenant une zone dévastée par les tremblements de terre. Plusieurs villages avaient été entièrement détruits et abandonnés par leurs habitants. C’était sinistre.
Soudain, au milieu de cette désolation, Derieux aperçut sur la route un point noir. En approchant, ils reconnurent un homme en uniforme, monté sur un mulet. Par curiosité, Derieux freina et s’arrêta. Enchanté de trouver un peu de compagnie, l’homme s’approcha et se mit à bavarder en persan avec Derieux. Celui-ci éclata de rire.
— Vous savez ce que c’est ?
— Non, dit Van der Staern.
— Un petit télégraphiste.
— Pas possible !
— Si. Il porte un télégramme à un camp de prospecteurs italiens perdus dans le désert. Il est parti depuis trois jours et il en a encore pour autant, plus le retour…
— Le courrier marche vite, dans ce pays ! ricana Van der Staern. Si c’est pareil pour les mandats !…
Comme son colt le gênait pour se recroqueviller sur la banquette, Malko l’avait glissé discrètement sous le siège. Avant de partir, Derieux lui avait montré, avec un large sourire, un énorme Smith et Wesson à canon long, caché dans la boîte à gants. C’était un garçon prévoyant.
Malko en avait par-dessus la tête de l’Iran. Il avait expliqué à Derieux l’histoire du vieux et des dollars. Derieux avait dit :
— Ça sent mauvais. Pour qu’ils soient aussi féroces, c’est que c’est grave. Si le téléphone marche mal en Iran, le téléphone arabe fonctionne parfaitement. Nous serons peut-être attendus là-bas.
Malko s’étira. Il était six heures du soir. Ils roulaient comme des fous depuis douze heures. Khurramchahr était à une heure de distance. La chaleur était lourde et grasse, et pourtant le soleil disparaissait à l’horizon. Ça promettait. Il faut dire qu’en été le thermomètre grimpe facilement à 60-65…
Maintenant ils étaient dans les faubourgs. La Mercedes, jaune de poussière, devait se faufiler au milieu des bicyclettes, des chariots et des taxis.
— Je connais un hôtel où la climatisation marche à peu près, dit Derieux, le Vanak. De plus, c’est en plein centre. Si on peut appeler ça un centre…
L’hôtel ressemblait plutôt à une gare désaffectée. Mais, en effet, les grilles du conditionneur laissaient filtrer une senteur de pétrole glaciale. Malko s’effondra immédiatement sur son lit, après avoir glissé le colt sous le matelas et verrouillé la porte. Il était trop tard pour faire quoi que ce soit d’utile et ils étaient trop crevés.
Un bruit inhabituel le réveilla. Le soleil était déjà haut et la sirène d’un navire gémissait en cadence. Un pétrolier quittait Khurramchahr.
Malko s’habilla rapidement – une chemise et un pantalon – et descendit. Derieux et Van der Staern étaient déjà attablés devant le petit déjeuner : toasts, fromage blanc, thé et caviar. Van der Staern le mangeait à la petite cuillère. Derieux ricana :
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