— Oui, répond Louis, nous connaissons cette théorie, elle est très séduisante. Mais je crains qu’elle nous éloigne un peu de notre sujet.
M lle Toubiana a soixante-six ans. Bon pied bon œil. Elle souligne « Mademoiselle », elle le revendique. Elle a reçu Camille avant-hier. Elle sortait de la piscine municipale, ils ont discuté dans la salle d’un café, juste en face, dans ses cheveux mouillés on distinguait pas mal de fils blancs. Le genre de femme qui se plaît à vieillir parce que ça met en valeur sa tonicité. Avec le temps, difficile de ne pas confondre un peu les élèves. Elle rit. Quand elle croise des parents qui lui parlent de leurs enfants, elle fait semblant de s’intéresser. Non seulement elle ne s’en souvient pas mais, de plus, elle s’en fout. Je devrais avoir honte. Mais Alex, elle s’en souvient mieux que d’autres, oui, elle la reconnaît sur les photos, cette maigreur. Une enfant très attachante, toujours fourrée près de mon bureau, elle venait souvent me voir à la récréation, oui, on s’entendait bien toutes les deux. Pourtant Alex parlait peu. Quand même, elle avait des copines, elle était joueuse mais ce qui frappait, c’était sa manière de devenir très sérieuse « d’un coup, comme ça, sérieuse comme un pape », l’instant d’après elle parlait de nouveau, « c’était comme une absence soudaine, on aurait dit qu’elle tombait dans un trou, c’était étrange ». Quand elle était en difficulté, elle bégayait un peu. M lleToubiana dit qu’elle « boulait les mots ».
— Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. C’est rare. Pour ces choses-là, généralement, j’ai l’œil.
— C’est peut-être arrivé en cours d’année.
Mademoiselle le pense aussi, elle secoue la tête. Camille lui dit qu’elle va attraper froid comme ça, avec les cheveux mouillés. Elle dit que de toute manière, tous les automnes, elle tombe malade, « c’est un vaccin, ça m’assure une bonne santé tout le reste de l’année ».
— Qu’est-ce qui a pu se passer selon vous en cours d’année ?
Elle ne sait pas, elle hoche la tête, les yeux fixés sur une énigme, elle n’a pas de mot, pas d’idée, elle ne sait pas, ne pense à rien, la petite fille, jusqu’alors proche d’elle, s’est éloignée.
— Vous avez parlé de son bégaiement à sa mère ? Conseillé un orthophoniste ?
— J’ai pensé que ça passerait.
Camille observe avec intensité cette femme vieillissante. Du caractère. Pas le genre à n’avoir aucune idée sur une question pareille. Il sent quelque chose de faux, sans savoir quoi. Alors le frère, Thomas. Il venait la chercher, oui, très régulièrement. C’est aussi ce qu’a dit M me Vasseur : « Son frère s’est toujours beaucoup occupé d’Alex. » Un grand garçon, « un beau garçon », ça, elle s’en souvient bien, Mademoiselle, Camille ne sourit pas. Thomas était au lycée technique.
— Elle était heureuse qu’il vienne la chercher comme ça ?
— Non, forcément, vous parlez, une petite fille a toujours envie d’être grande, elle veut venir seule, rentrer seule, ou avec ses copines. Son frère, c’était un adulte, vous comprenez…
Camille se lance :
— Alex était violée par son frère, à l’époque où elle était dans votre classe.
Il laisse retomber les mots. Ce n’est pas une déflagration. Mademoiselle regarde ailleurs, vers le comptoir, vers la terrasse, vers la rue, comme si elle attendait quelqu’un.
— Alex a essayé de vous parler ?
Mademoiselle balaye la question d’un revers de main agacé.
— Un peu, oui, mais si on devait écouter tout ce que disent les enfants ! Et puis, ce sont des affaires de famille, ça ne me regardait pas.
— Donc Trarieux, Gattegno, Praderie…
Armand semble satisfait.
— Bien…
Il retourne des papiers.
— Ah, Stefan Maciak. Vous ne le connaissez pas non plus…
Thomas ne dit rien. Il attend visiblement de voir comment les choses vont tourner.
— Un cafetier de Reims…, dit Armand.
— Jamais mis les pieds à Reims.
— Avant, il avait un café à Épinay-sur-Orge. D’après les registres de Distrifair, votre employeur, il était sur votre tournée de 1987 à 1990, il avait deux flippers de chez vous en dépôt.
— Possible.
— Certain, monsieur Vasseur, absolument certain.
Thomas Vasseur change de stratégie. Il regarde sa montre, paraît faire un rapide calcul, puis il se cale dans son fauteuil, croise ses mains sur sa ceinture, prêt à patienter pendant des heures s’il le faut.
— Si vous me disiez où vous voulez en venir, je pourrais peut-être vous aider.
1989. Sur la photo, une maison en Normandie, entre Étretat et Saint-Valery, tout en brique et pierre avec des toits en ardoises, de la pelouse verte devant, une balancelle, des arbres fruitiers, la famille réunie, la famille Leroy. Il paraît que le père disait : « Leroy, en un seul mot », comme si le doute était permis. Il avait des goûts grandiloquents. Enrichi dans le matériel de bricolage, il avait acheté la propriété à une famille écartelée dans un héritage contentieux, depuis il se croyait châtelain. Il faisait des barbecues, lançait à son personnel des invitations qui ressemblaient à des convocations. Il avait des vues sur la mairie, rêvait de politique pour la carte de visite.
Sa fille, Reinette. Oui, c’est très con comme prénom, cet homme était vraiment capable de tout.
Reinette parle d’ailleurs de son père avec sévérité. C’est elle qui raconte cette histoire à Camille qui n’a d’ailleurs rien demandé.
Elle figure sur la photo avec Alex, les deux jeunes filles s’enlacent en riant. La photo a été prise par le père au cours d’un week-end ensoleillé. Il fait chaud. Derrière elles, un tourniquet asperge le jardin avec de grands jets qui tracent des éventails dans la lumière. Le cadrage est idiot. Pas doué pour la photo, Leroy. Lui, en dehors du commerce…
On est près de l’avenue Montaigne. Dans les bureaux de RL Productions. Aujourd’hui, elle se fait appeler « Reine » plutôt que « Reinette », sans se rendre compte que ça la rapproche encore davantage de son père. Elle produit des séries TV. Quand son père est mort, avec l’argent de la maison de Normandie, elle a fondé sa société de production. Elle reçoit Camille dans un grand salon qui sert aussi aux réunions, on voit passer des jeunes gens préoccupés par des affaires dont on devine toute l’importance qu’ils y attachent.
Rien qu’à voir la profondeur des fauteuils, Camille n’a pas voulu s’asseoir. Il est resté debout. Il a simplement montré la photo. Au dos, Alex a écrit : « Ma Reinette adorée, la reine de mon cœur. » Écriture de gamine, avec des pleins et des déliés, à l’encre violette. Il a vérifié, il a ouvert le stylo plume asséché, il y a encore la cartouche vide d’encre violette, un stylo à trois sous, violet lui aussi, ça devait être la mode ou une tentative de singularité comme on en trouve pas mal dans les affaires d’Alex.
Elles sont en quatrième. Reinette est en retard d’un an mais avec le jeu des dates de naissance elles sont dans la même classe alors que Reinette a deux ans de plus, presque quinze. Sur la photo, on dirait une Ukrainienne avec ses tresses fines et serrées, ramenées tout autour de la tête. Aujourd’hui, en se regardant, elle soupire :
— Qu’est-ce qu’on avait l’air tarte…
Grandes amies, Reinette et Alex. Comme on l’est à treize ans.
— On ne se quittait pas. On était ensemble toute la journée, le soir on s’appelait des heures entières. Nos parents nous retiraient le téléphone.
Camille pose des questions. Reinette a du répondant. Pas le genre à se laisser intimider.
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