Ces paroles parurent faire sur lui une vive impression. Il fronça les sourcils, se démena dans son fauteuil et murmura d’un ton boudeur:
«Non, je ne suis pas bon… je suis juste, voilà tout!… La société des hommes, au milieu de laquelle je suis contraint de vivre, a causé à ce malheureux un immense dommage… Je me considère comme responsable, dans une certaine mesure, de cette faute collective… et je tâche de la réparer selon mes moyens. Mon action est bien simple, en vérité, et je m’étonne qu’elle provoque chez vous un tel élan d’admiration!… D’ailleurs je possède plus d’argent, beaucoup plus qu’il ne m’en faut pour vivre. Je n’ai aucun mérite, ce me semble, à me défaire d’un objet qui m’est absolument inutile!…»
En entendant cette déclaration faite d’un ton brusque, je ne pus m’empêcher de sourire. Vous savez que les médecins, observateurs par profession, finissent par acquérir une sûreté de coup d’œil qui leur permet de sonder les maux de l’âme aussi profondément que ceux du corps. Il me semblait qu’à ce moment Maximilien manquait un peu de cette franche sincérité, qui fut de tout temps le signe distinctif et, en même temps, l’honneur des Alcestes. Évidemment il forçait sa nature et tenait un langage que son cœur devait démentir. Ce n’était pas ainsi qu’il parlait un mois auparavant. Alors sa parole était amère, froide, incisive. On sentait que son âme était ulcérée dans ses plus profonds replis, qu’il méprisait l’humanité pour ses vices, ses erreurs, et enveloppait tous ses semblables dans la «haine vigoureuse» qui grondait au fond de son cœur. Maintenant, son ton était forcé, déclamatoire. En l’entendant, je me rappelais involontairement un mauvais acteur de province, qui, jouant Le Misanthrope, enflait ses joues et bourrait de coups de poing et de coups de pied les meubles de la scène. En vain, Maximilien Heller, obéissant à ce petit sentiment d’amour-propre dont les natures les mieux trempées subissent elles-mêmes le joug étroit, essayait-il de me dissimuler la révolution intime qui s’était faite en lui; en vain voulut-il paraître avoir conservé, dans toute sa rudesse, ce premier aspect sombre et sceptique sous lequel il m’était précédemment apparu: son jeu ne put me tromper. Des souffrances, des malheurs que je ne connaissais point, peut-être quelque grande injustice dont il avait été la victime, avaient jadis versé dans son âme le poison de la haine et du désespoir.
Mais, grâce à Dieu, ce poison venait de trouver son antidote! Comment, en face de l’œuvre glorieuse et consolante qu’il venait d’accomplir, pouvait-il douter de la générosité de l’homme? Comment, en présence du succès dont Dieu avait récompensé ses nobles efforts, aurait-il méconnu la puissance et la bonté de la Providence?
Il est une loi psychologique à laquelle tous les hommes sont soumis, qui nous incline à juger l’univers d’après le monde restreint où nous vivons, et nous porte à contempler nos semblables à travers le prisme de nos propres vertus et de nos propres défauts. Nous avons les regards constamment fixés sur ce miroir secret renfermé dans notre âme, et c’est en considérant notre image qui s’y reflète que nous prenons une idée de l’image des autres.
Eh bien! il était évident pour moi qu’en se voyant si grand, si noble, si beau dans le miroir de son cœur, Maximilien était contraint de se réconcilier avec les hommes et avec Dieu. En s’élevant à ses propres yeux, il avait élevé, du même coup, l’humanité tout entière.
Nous gardâmes quelques instants le silence. Puis Maximilien se mit debout, fit plusieurs pas dans sa chambre, et, revenant se poser devant moi, me dit:
«Voici sans doute, docteur, la dernière fois que j’aurai le plaisir de vous voir. Je serais un ingrat si je ne vous remerciais pas et des bons soins que vous m’avez donnés, et des services que vous m’avez rendus durant le mois qui vient de s’écouler…
– Comment! fis-je surpris, vous quittez Paris?
– Non, répliqua-t-il avec un sourire un peu triste, je m’y enfonce, au contraire, plus profondément…»
Comprenant sans doute que j’attendais l’explication de ces mots énigmatiques, il poursuivit:
«Mon intention formelle est d’éviter de me produire en spectacle aux prochaines assises. Je ne veux pas devenir un héros de Causes célèbres. Dès demain je quitte cette maison, cette chambre, et je désire (il insista en prononçant ces mots), je désire que mes amis ignorent à jamais le lieu de ma retraite.
– Pourtant votre témoignage est nécessaire, indispensable aux juges…
– En aucune façon. Vous savez bien que l’assassin a tout avoué.
– Vous ne pouvez empêcher que votre nom ne soit mêlé à cette affaire, où vous avez joué le premier rôle.
– Qu’en savez-vous?… Supposons un instant que je me sois désigné à M. Donneau, le juge d’instruction, sous un nom qui n’est pas le mien?… Une seule personne au monde connaît la vérité tout entière, c’est vous. Je vous ai fait venir pour vous demander de me donner votre parole d’honneur que jamais, tant que je vivrai, vous ne trahirez mon secret.
– Je vous le promets, dis-je en lui serrant la main. Mais lorsque le procès sera terminé, que le coupable sera puni; lorsque l’oubli commencera à envelopper toute cette affaire, ne permettrez-vous pas à vos amis de se rapprocher de vous? Est-ce donc un éternel adieu que nous devons échanger ce soir?»
J’étais assez ému en prononçant ces paroles. Je crois que Maximilien s’en aperçut et fut touché lui-même de l’intérêt que je lui témoignais.
Il me rendit mon serrement de main et me dit d’un ton trop rude pour qu’il ne fût pas affectueux:
«Si le hasard fait que nous nous rencontrions un jour, je vous reverrai avec plaisir.»
François Beauchard, dit Boulet-Rouge, fut exécuté le 25 mars 1846, à la barrière Saint-Jacques, en présence d’une foule immense.
Quelques mois après ce dernier et lugubre épisode du drame qui fait l’objet de ce récit, – dans la première quinzaine de juillet, – je passais sur le quai situé en face de l’hôtel de la Monnaie, lorsque je crus apercevoir devant l’étalage en plein vent d’un bouquiniste, antiquaire, conchyliologiste, etc., un personnage de haute taille, maigre, élancé, dont l’aspect me frappa vivement. Il était vêtu d’une longue redingote un peu râpée, qui lui descendait jusqu’aux talons, et dont le collet remontait jusqu’à ses yeux. Un chapeau dit bolivar abritait à l’ombre de ses larges bords le haut du visage de l’inconnu. Malgré le soin qu’il prenait pour dissimuler sa figure je n’eus pas de peine à reconnaître en lui mon ancien ami, M. Maximilien Heller.
Je bénis le hasard qui me le faisait rencontrer. Depuis plusieurs semaines, je m’étais mis précisément à sa recherche, et j’avais parcouru plusieurs quartiers de Paris dans l’espoir de le retrouver.
On verra plus tard quelles raisons me poussaient à renouer, dans le plus bref délai, connaissance avec le philosophe.
Il tenait un livre poudreux entre ses longs doigts, et paraissait l’examiner attentivement. Il ne m’aperçut point, et, pour lui faire lever la tête, je fus forcé de frapper sur son épaule.
Ma vue ne parut causer à Maximilien Heller ni surprise ni embarras. Il remit son livre à l’étalage du bouquiniste, et me serrant la main:
«En vérité, docteur, me dit-il, je suis heureux de voir que vous reconnaissez vos anciens amis…
– Et moi, fis-je en souriant, je constate, non sans quelque chagrin, que vous semblez avoir totalement oublié les vôtres. Depuis un instant j’étais là, près de vous, et…
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