«Une heure plus tard, M. Bréhat-Lenoir recevait cette terrible blessure dont vous connaissez les effets, prompts comme ceux de la foudre.
«Lorsqu’il fut mort, je sortis de ma cachette et me mis à travailler le secrétaire.
«Je le forçai de manière à laisser des traces visibles de mes recherches. Je voulais qu’on crût à un vol.
«Dans le tiroir le plus secret, je trouvai le testament, que je brûlai à l’instant même. Puis je jetai quelques grains d’arsenic dans la tasse qui était posée sur la table et me remis sous le lit.
«Vous voyez que mon plan était habilement conçu!
«Vous connaissez la scène qui eut lieu le lendemain matin. Je m’esquivai au milieu de ce tumulte. Tant de gens étaient accourus dans l’hôtel que ma présence ne fut pas remarquée.
«- Votre récit n’est pas tout à fait exact, dis-je lorsque le prévenu eut fini de raconter ses exploits, et je vais prendre la liberté de le compléter.»
«Il fit un mouvement de surprise et me lança un regard où je crus voir quelque inquiétude.
«- Certainement, repris-je. Vous avez oublié de nous dire que, craignant d’être remarqué, vous êtes entré le soir et sorti le matin de l’hôtel, non par la porte qui donne sur la rue Cassette, mais par la petite entrée du jardin qui conduit à la rue de Vaugirard en longeant l’hôtel du Renard-Bleu.
«- J’ai dit à la justice que je ne lui cacherais rien, et je ne lui ai rien caché, répondit le prévenu d’un air sombre.
«- Hormis le nom d’un de vos complices, Petit-Poignard, qui vous a hébergé chez lui et vous a donné ainsi le moyen de pénétrer sans être vu dans l’hôtel Bréhat-Lenoir.»
«Le bandit me regarda d’un air profondément surpris.
«- Tenez, continuai-je en lui mettant sous les yeux le fragment de lettre trouvé derrière sa malle par M. Prosper, reconnaissez-vous ces signes?
«- Mais vous êtes donc sorcier! s’écria Boulet-Rouge en devenant livide. Qui vous a remis ce papier? Je l’ai cherché pendant des heures et je croyais l’avoir brûlé… Comment est-il tombé entre vos mains, et ensuite comment avez-vous fait pour le déchiffrer?
«- Les rébus les plus difficiles se devinent toujours répondis-je. Vous auriez dû au moins avoir la précaution de changer vos signes. La clef en a été trouvée, il y a dix ans, par V…, qui a fait arrêter vos premiers complices.
«- J’ai donc décidément un sort contre moi! murmura Boulet-Rouge d’une voix sourde.
«J’écrivais à un ancien, reprit-il en se tournant vers moi, – comme s’il eût senti le besoin de se justifier du reproche de maladresse que je lui avais adressé, – j’ai été forcé d’employer mes vieux signes. On a frappé à ma porte au moment où j’achevais ma lettre, et j’ai oublié ce chiffon de papier… Je crois même être certain de l’avoir jeté au feu. Comment donc avez-vous fait pour le trouver?»
«La suite de l’interrogatoire ne fit que confirmer toutes mes conjectures et ne révéla plus rien que vous ne sachiez déjà.
«Il faut que j’ajoute cependant qu’Yvonne mourut dans la journée qui suivit l’arrestation de Boulet-Rouge, et qu’elle fut enterrée secrètement, au pied d’un hêtre, dans un des coins les plus reculés du jardin.»
Ici se termine le récit de Maximilien Heller.
Les pages suivantes paraîtront peut-être de peu d’intérêt aux personnes qui ont seulement cherché dans ce livre un amusement de quelques heures, et qui jugent que le dénouement de cette histoire très véridique a suffisamment satisfait leur curiosité. Mais nous avons pensé qu’après avoir assisté aux efforts vraiment prodigieux accomplis par ce jeune homme pour sauver, au péril de ses jours, la tête d’un innocent, et désigner le vrai coupable au juste châtiment des lois, après l’avoir suivi, pour ainsi dire pas à pas, dans la route périlleuse où il s’engagea avec un si rare courage, après l’avoir accompagné de leurs vœux pendant la lutte, après l’avoir applaudi à l’heure du triomphe, – ceux de nos lecteurs qui se sont intéressés à notre pauvre ami seraient peut-être heureux de savoir ce que devint dans la suite Maximilien le Misanthrope.
C’est ce que nous allons essayer de dire en peu de mots:
Dès qu’il fut rentré à Paris, M. Heller m’envoya un mot pour m’annoncer son retour et me demander de venir le voir: il éprouvait, disait-il, le désir de me parler dans le plus bref délai.
On conçoit facilement avec quel empressement je me rendis à son invitation. Deux heures après avoir reçu cette lettre, je montais les six étages de la haute maison de la butte Saint-Roch, au sommet de laquelle était juchée la mansarde du philosophe.
Le jour commençait à tomber. Je trouvai Maximilien Heller exactement dans la même attitude que le fameux soir où, un mois auparavant, je lui avais fait ma première visite.
Il était renversé dans son grand fauteuil, devant la cheminée où mouraient deux tisons. Une bougie brûlait derrière lui sur la table. Seul son chat manquait pour compléter la mise en scène. Il avait sans doute profité de l’absence de Maximilien pour chercher un maître plus gracieux et un logis plus confortable.
Mes premières paroles furent naturellement pour féliciter le philosophe du courage merveilleux dont il venait de donner tant de preuves, ainsi que de l’heureux résultat de son entreprise. Il me répondit à peine, par monosyllabes entrecoupés; on eût dit que je l’entretenais d’une affaire oubliée depuis longtemps, et dont le souvenir lui était importun. Je ne fus pas trop surpris de cet étrange accueil, connaissant la nature bizarre de mon ami. Puis je lui demandai des nouvelles de sa santé.
«Je ne vais pas mieux, dit-il en détournant légèrement la tête… Toujours la fièvre… l’insomnie.»
Je pris la bougie, que je posai sur la cheminée, afin de mieux voir les traits du philosophe et de me rendre un compte plus exact de l’état où il se trouvait.
Je remarquai alors, avec autant d’étonnement que de joie, que ces trente jours de continuelles fatigues, de luttes, d’émotions, loin d’aggraver son mal, semblaient avoir opéré en lui un changement favorable. Ses yeux étaient plus brillants, son visage moins livide et moins creusé que le soir où je l’avais vu pour la première fois. Je ne pus m’empêcher de lui en faire l’observation. Il secoua la tête et répliqua avec insistance:
«Non, non, je vous assure que je ne suis pas moins malade qu’il y a un mois. Vous parlez ainsi pour me rassurer, pour me donner le change sur ma propre situation… C’est inutile, docteur, je ne me fais pas d’illusions, et je sais mieux que personne ce que je souffre.»
Je pensai tout bas:
«C’est en vain que tu veux me le dissimuler, farouche misanthrope, je sens, moi, que tu renais à la vie.»
Il reprit:
«Pardonnez-moi si je vous ai dérangé, docteur, je me suis trouvé trop faible pour aller vers vous… et puis je désire qu’on ignore ma présence à Paris. Voici ce que je voulais vous demander: seriez-vous assez bon pour me faire remettre, le plus tôt possible, les papiers que je vous avais confiés avant de partir? Je désirerais les classer.
– Ils seront chez vous demain, répondis-je.
– Merci.»
Il prit alors un portefeuille rouge dans la poche de sa houppelande, parut hésiter un instant, puis me dit encore, en me tendant une liasse de papiers jaunis:
«Ce pauvre diable qui est en prison… vous savez… Guérin, va sans doute se trouver dans la dernière des misères. Remettez-lui, je vous prie, cette petite somme…
– Ah! Maximilien, dis-je en lui serrant la main avec force, que vous êtes bon!»
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