— Pas Emma. Emma n’a rien de masculin. Je ne la vois pas en grand brun. Non. Je pensais à Cedric et à Bryan Eastley. Je n’avais jamais songé auparavant à Bryan, parce qu’il est plutôt blond. Il a une moustache blonde, des yeux bleus. Seulement, voyez-vous… l’autre jour…
Elle se tut.
— Continuez, murmura miss Marple. Dites-moi ce que vous avez en tête. Un détail vous a profondément troublée, c’est cela ?
— Ça s’est passé quand lady Stoddart-West s’apprêtait à partir. Elle m’avait dit au revoir et soudain, au moment de monter dans sa voiture, elle s’est retournée vers moi et m’a demandé : « Qui donc était ce grand brun, sur la terrasse, quand je suis arrivée ? »
« Étant donné que Cedric était toujours au fond de son lit, j’ai commencé par ne pas voir à qui elle pouvait bien faire allusion. J’ai tout de même hasardé : « Vous ne voulez pas parler de Bryan Eastley ? » À quoi elle m’a répondu : « Mais bien sûr, ça ne pouvait être que lui ! Le chef d’escadrille Eastley ! Nous l’avons caché dans notre grenier, en France, pendant la Résistance. J’avais bien cru le reconnaître à sa façon de se tenir et à son port de tête. » Et elle a ajouté : « J’aimerais beaucoup le revoir. » Mais je n’ai pas réussi à découvrir où il était passé.
Miss Marple ne souffla mot et attendit la suite.
— Plus tard dans la journée, reprit Lucy, je l’ai bien regardé. Il me tournait le dos, et j’ai remarqué ce dont j’aurais dû m’apercevoir plus tôt. À savoir que même si un homme est blond ou châtain clair, ses cheveux — pour peu qu’il les plaque avec un produit quelconque comme c’est actuellement la mode — peuvent bel et bien paraître bruns. D’où il ressort, comprenez-vous, que ce pourrait aussi être Bryan que votre amie a vu dans le train. Que ce pourrait être lui qui a…
— Oui, acquiesça miss Marple. J’y ai pensé aussi.
— Évidemment ! Vous pensez à tout ! s’assombrit Lucy.
— Il le faut bien, ma chère petite.
— Mais j’ai beau chercher, je ne vois pas où serait en l’occurrence l’intérêt de Bryan. Je veux dire par là que c’est Alexander qui hériterait, et pas lui. Cela lui procurerait bien entendu une vie plus facile, il jouirait d’un luxe qu’il ne connaît pas actuellement, mais ce n’est pas pour autant qu’il aurait la haute main sur le capital et pourrait jongler avec lui à sa guise.
— Mais s’il arrivait malheur à Alexander avant qu’il n’atteigne sa vingt et unième année, alors Bryan deviendrait l’héritier unique de la fortune des Crackenthorpe.
Lucy lui jeta un regard horrifié :
— Il ne ferait jamais ça ! Aucun père ne ferait jamais ça simplement pour… pour de l’argent.
— C’est affreux à dire, ma chère petite, soupira miss Marple, mais il s’en trouvera toujours hélas ! pour aller jusqu’à ces extrémités.
« Les gens, voyez-vous, sont capables du pire. J’ai connu une femme qui avait empoisonné ses trois enfants pour toucher de leur compagnie d’assurances une somme dérisoire ! Et une autre, une petite vieille à cheveux blancs que tout le monde s’accordait apparemment à trouver adorable et qui avait profité d’une permission de détente de son grand fils pour lui faire passer le goût du pain. Et puis voyez le cas de Mrs Stanwich. Vous avez bien dû lire quelque chose là-dessus ? Tous les journaux en ont parlé. Sa fille était morte, ainsi que le fils de celle-ci, et elle-même se prétendait empoisonnée. Il y avait bel et bien du poison dans les céréales du petit déjeuner… seulement on n’a pas tardé à découvrir que c’était elle qui l’y avait mis ! Et qu’elle s’apprêtait à empoisonner sa dernière fille ! Ce n’était d’ailleurs pas précisément pour de l’argent. Elle leur en voulait surtout d’être jeunes et ne supportait pas l’idée — c’est horrible, mais c’est ainsi — qu’ils continueraient à se donner du bon temps alors qu’elle serait morte et enterrée. Elle leur avait toujours tenu la dragée haute et — oh ! oui, bien sûr — son entourage l’estimait un peu excentrique. Comme si l’excentricité excusait tout ! Il y a tant de façons de n’être pas dans la norme. Certaines personnes donnent tout ce qu’elles possèdent et s’en vont distribuer des chèques sans provision dans le seul but de faire plaisir à qui bon leur semble. Celles-là montrent ainsi que l’excentricité dont elles font étalage dissimule un bon fond. Mais d’autres, tout aussi bizarres, ont au contraire mauvais fond et c’est là que le bât blesse… et que commencent les problèmes ! Ceci vous aide-t-il un tant soit peu, ma chère Lucy ?
— Qu’est-ce qui est censé m’aider ? demanda Lucy, interloquée.
— Ce que je viens de vous dire, insista miss Marple. Mais il ne faut pas vous inquiéter, ajouta-t-elle avec une infinie douceur. Il ne faut surtout pas vous inquiéter. Elspeth McGillicuddy sera désormais ici d’un jour à l’autre.
— Je ne vois pas en quoi cela peut régler les problèmes.
— Évidemment non, ma chère petite. Mais soyez persuadée que je mesure personnellement l’importance de sa présence.
— Comment voudriez-vous que je ne m’inquiète pas ? lui reprocha Lucy après un silence. À vivre avec ces gens, j’en suis venue à me sentir proche d’eux.
— Je conçois, ma chère petite, que l’attirance que vous éprouvez pour deux d’entre eux ne vous facilite pas les choses.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda Lucy, sur la défensive.
— Je pensais aux deux fils de la maison, dit miss Marple — ou plutôt, au fils et au gendre. Il se trouve que les deux membres de la famille qui sont morts étaient les plus antipathiques, et que les deux qui restent sont les plus… séduisants. Je mesure à quel point Cedric Crackenthorpe est la séduction même. Il tend à se faire passer pour pire qu’il n’est, cela fait partie de son côté provocateur.
— Il me met hors de moi plus souvent qu’à son tour, avoua Lucy.
— Oui, sourit miss Marple. Et ce n’est pas pour vous déplaire, n’est-ce pas ? Vous avez de l’esprit, de la repartie, et vous aimez la confrontation. Oui, je vois bien ce qui chez lui peut vous séduire. Quant à Mr Eastley, il serait plutôt du genre à se faire plaindre et cajoler — il donne volontiers dans le genre petit garçon inconsolable. Ce qui ne manque pas non plus d’attraits !
— Seulement l’un d’eux est un assassin, se lamenta Lucy. Et cela peut être l’un aussi bien que l’autre. Je ne vois vraiment rien qui permette de les départager. D’un côté il y a Cedric, complètement indifférent à la mort de Harold comme il l’était à celle d’Alfred. Il passe son temps à se délecter de ce qu’il fera de Rutherford Hall et à répéter qu’il aura besoin de beaucoup d’argent pour mener à bien ses projets grandioses. Bien sûr, je sais qu’il adore jouer les cyniques et en rajouter. Mais ça pourrait être chez lui une façon de tromper son monde. Il se montrerait ostensiblement tel qu’il est pour qu’on le croie différent. On dit toujours que les gens sont plus cupides et intéressés qu’ils ne veulent bien le laisser paraître. Il leur arrive parfois de l’être beaucoup moins. Comme il se peut aussi qu’ils le soient cent fois plus !
— Ma chère, chère Lucy. Votre désarroi me désole plus que je ne saurais dire.
— Et puis il y a Bryan, continua Lucy. C’est extraordinaire, mais Bryan rêve apparemment de vivre à Rutherford Hall. Il s’y voit déjà avec Alexander, et il tire mille et un plans sur la comète.
— Bryan a toujours tiré et tirera toujours mille et un plans sur la comète, vous ne croyez pas ?
— Si. Vous avez raison. Ses projets ont tous l’air mirifique… mais j’ai du mal à croire qu’ils puissent être viables. Ils ne reposent sur aucun fondement sérieux. Ses idées semblent bonnes… mais il fait invariablement table rase des difficultés qu’il pourrait y avoir à les mettre en œuvre.
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