— Vous croyez que c’est un professionnel du crime qui aurait tué Mr. Lee ?
— Oui, c’est bien ce que je veux dire.
— En ce cas, dit Sugden, il y aurait parmi les domestiques un voleur professionnel, ce qui expliquerait la disparition des diamants, suivie logiquement du meurtre de Mr. Lee.
— L’explication me semble plausible.
— C’est tout d’abord ce qui m’est venu à l’idée, mais j’ai dû l’abandonner en examinant les faits, dit Sugden. Il y a dans la maison huit serviteurs : six femmes, dont la moins ancienne est engagée depuis quatre ans, et deux hommes : le maître d’hôtel et le valet de pied. Le maître d’hôtel est dans la maison depuis près de quarante ans, ce qui, avouez-le, est un record. Quant au valet de pied, c’est un homme du pays, le fils du jardinier. Je ne vois pas comment il pourrait être voleur professionnel. Le seul domestique est le valet de chambre de Mr. Lee, un nouveau venu dans la maison, mais il ne se trouvait pas là au moment du crime… et il n’est pas encore rentré… Il est sorti un peu avant huit heures.
— Avez-vous la liste exacte des personnes qui se trouvaient dans la maison au moment du meurtre ? demanda le colonel Johnson.
— Oui, monsieur. Le maître d’hôtel me l’a fournie. Voulez-vous que je la lise ? fit le chef de police, ouvrant son calepin.
— S’il vous plaît, Sugden.
— Mr. et Mrs. Alfred Lee. Mr. George Lee, membre du Parlement et sa femme. Mr. et Mrs. David Lee. Mr. Harry Lee, Miss… » Le chef de police fit une pause, étudiant le nom de la jeune étrangère : « Miss Pilar Estravados. Mr. Stéphen Farr. Puis, viennent les serviteurs : Edward Tressilian, maître d’hôtel, Walter Champion, valet de pied, Emily Reeves, cuisinière, Quennie Jones, aide de cuisine, Gladys Spent, première femme de chambre, Grâce Best, Béatrice Moscombe, femmes de chambre, Joan Kench, petite bonne à tout faire, Sydney Horbury, valet personnel de Mr. Lee.
— Est-ce tout ?
— Oui, monsieur.
— Savez-vous où chacun se trouvait au moment du crime ?
— À peu près. Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas encore procédé à l’interrogatoire. D’après Tressilian, les messieurs se trouvaient dans la salle à manger et les dames au salon, où Tressilian leur avait servi le café. Il regagnait son office, quand il entendit du vacarme en haut, puis un cri. Il sortit en courant dans le vestibule et monta l’escalier à la suite des autres. »
Le chef constable demanda :
« Combien de personnes de la famille habitent cette maison et qui sont les invités ?
— Seuls, Mr. et Mrs. Alfred Lee vivent ici. Les autres sont venus pour la fête de Noël.
— Et où sont-ils à présent ?
— Je leur ai demandé de rester dans le salon jusqu’à ce que je les interroge.
— Bien. Nous ferions peut-être mieux de monter jeter un coup d’œil à la chambre du crime. »
Le chef de police, Johnson et Poirot prirent le grand escalier et suivirent le corridor du premier étage.
En pénétrant dans la chambre où se trouvait le cadavre, Johnson poussa un long soupir.
« Quelle horreur ! » déclara-t-il.
Pendant un instant, il considéra les chaises renversées et la porcelaine brisée, dont les débris étaient maculés de sang.
Un homme maigre, agenouillé auprès du cadavre, se releva et salua :
« Bonsoir, Johnson, dit-il. On se croirait dans un abattoir, n’est-ce pas ?
— En effet ! Avez-vous un renseignement à nous donner, docteur ? »
Le médecin haussa les épaules et fit une grimace.
« À l’audience, je tiendrai un langage plus scientifique, mais d’ores et déjà je puis vous affirmer que cette mort n’offre rien de compliqué. On a égorgé le vieux comme un cochon et il a saigné pendant dix minutes. Aucune trace de l’arme du crime. »
Poirot traversa la chambre et alla vers les fenêtres. L’une d’elles était fermée et l’autre demeurait ouverte d’une dizaine de centimètres, dans le bas, ainsi que l’avait expliqué le chef de police, au moyen d’un appareil de sûreté contre les cambrioleurs, une solide tige de fer vissée aux deux extrémités.
« D’après le maître d’hôtel, dit Sugden, cette fenêtre n’était jamais fermée, qu’il fît beau ou mauvais. Un linoléum est placé au pied de la fenêtre en cas de pluie, mais l’eau ne pénètre que rarement dans la pièce bien protégée par une avancée du toit. »
Poirot approuva d’un signe de tête et revint près du cadavre qu’il considéra longuement.
Les lèvres de la victime découvraient les gencives pâles en un affreux rictus. Les doigts étaient recourbés comme des serres.
« Cet homme ne me paraît pas très fort, observa Poirot.
— Je vous assure qu’il possédait un coffre solide, déclara le médecin. Il a résisté à plusieurs maladies graves qui auraient eu raison de bien des individus.
— Ce n’est pas ce que je veux dire, fit Poirot. Je ne le trouve pas d’une corpulence très forte.
— En effet, il paraît plutôt frêle. »
Se détournant du cadavre, Poirot examina un des sièges renversés, un grand fauteuil en acajou. À côté se trouvaient une lourde table et les débris d’une grosse lampe en porcelaine. Non loin, on voyait deux autres fauteuils plus petits et, pêle-mêle, un presse-papier, des livres, une statuette de bronze, les débris d’un vase de Chine, d’une carafe et de deux verres.
Poirot se pencha et étudia ces objets, sans les toucher. L’air intrigué, il fronçait les sourcils.
« Quelque chose vous inquiète, Poirot ? » lui demanda le chef constable.
Hercule Poirot soupira :
« Un homme si petit, tout recroquevillé… et… ces meubles renversés… »
Johnson, également surpris, se tourna vers un policier qui travaillait dans la pièce.
« Découvrez-vous des empreintes digitales ?
— Elles ne manquent pas, monsieur. Il y en a partout.
— Et sur le coffre-fort ?
— Rien, monsieur… Seulement celles de la victime. »
Johnson se tourna vers le médecin.
« Et que dites-vous de tout ce sang, docteur ? Le criminel doit avoir du sang sur ses vêtements.
— Pas nécessairement, répondit le médecin. La plus grande partie de ce sang vient de la veine jugulaire. Il ne jaillissait pas comme d’une artère.
— Non, non. Toutefois, il me semble que la victime a beaucoup saigné.
— En effet, dit Poirot. Moi je trouve qu’il a perdu beaucoup de sang. »
Le chef de police Sugden lui dit d’un ton respectueux :
« Est-ce que… est-ce que cela vous révèle quelque chose, monsieur Poirot ? »
Poirot regarda autour de lui et hocha la tête, perplexe.
« Je découvre ici… de la violence. Oui, c’est bien cela… une lutte violente… Et du sang… du sang en quantité… Comment vous expliquer… Je vois trop de sang. Du sang sur les chaises, du sang sur les tables, sur le tapis. On dirait un rite sanguinaire… un sacrifice sanglant… Ce frêle vieillard, maigre et cassé par l’âge, au corps desséché… meurt en répandant du sang à profusion… »
Sa voix s’éteignit. Le chef de police Sugden le considéra avec des yeux ronds, effarés et prononça d’une voix mal assurée :
« C’est drôle… la même réflexion que la dame…
— Quelle dame ? demanda vivement Poirot. Qu’a-t-elle dit… cette dame ? »
Sugden répondit :
« Mrs. Lee… Mrs. Alfred Lee… Debout près de la porte, elle fit la même observation que vous. À ce moment-là, je ne compris pas ses paroles.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Quelque chose comme ceci : « Qui aurait cru que le vieux monsieur avait, en lui, tant de sang. »
Doucement Poirot fit entendre la phrase de Lady Macbeth :
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