C’est alors que le jour se fit. Oui, cela pouvait être le chemin de la vérité, sauf à tomber, par une coïncidence insensée, sur deux cas identiques. Une voix lui répétait le témoignage opportunément resurgi et qui ne laissait plus aucun doute. Il vit nettement le moyen à utiliser, risqué, certes, mais décisif. Comme toutes les démarches ultimes, celle-ci s’apparenterait à une espèce de jeu. Cela ne réglerait pas tout, mais un grand pas aurait été fait. Nicolas redressa la tête et appela Bourdeau qui s’approcha. Il lui parla à l’oreille, l’autre acquiesça et sortit aussitôt de la salle d’audience. En attendant son retour et pour occuper la galerie, Nicolas devait continuer à interroger les témoins, resserrer peu à peu le cercle des questions, sans éveiller par trop leur méfiance. Le lieutenant général interrompit sa réflexion.
— Allons-nous attendre longtemps, monsieur le commissaire, les conclusions de ces pauses par lesquelles vous trouvez bon d’interrompre le cours languissant de cette comparution ? Je suspends les débats quelques instants. Le lieutenant criminel et moi-même souhaitons vous entretenir sur-le-champ dans mon cabinet.
Les deux magistrats sortirent par le fond de la salle, où un petit couloir conduisait au cabinet de Sartine ; Nicolas les suivit. À peine entré, son chef, qui faisait les cent pas, l’apostropha sur le ton froid et concentré qu’il affectionnait quand il maîtrisait une colère.
— Il ne suffit pas, monsieur le commissaire, de nous livrer des développements qui ne mènent à rien, avec ces flacons, cet Indien qui divague et tous ces propos insensés. Chaque suspect est un coupable ou un innocent en puissance. Or, jusqu’à présent, l’obscurité domine dans votre présentation des éléments disparates de cette affaire. Où nous conduisez-vous ?
— Oui, appuya le lieutenant criminel, où nous conduisez-vous ? Je vous croyais plus prompt, monsieur : vous me décevez. Voilà bien les aléas d’une procédure détournée. Ah ! je déplore les circonstances et les pressions qui m’ont incité...
M. de Sartine, excédé, lui coupa la parole.
— M. Testard du Lys parle d’or. Ou vous aboutissez céans et dans l’heure qui suit, ou nous renvoyons ces gens au cachot et engageons une procédure plus convenue et peut-être plus efficace.
— Messieurs, dit Nicolas, je suis désormais assuré d’aboutir.
M. de Sartine le considéra avec un rien d’attendrissement.
— Eu égard à votre passé, je veux bien vous croire. Retournons en séance.
« À l’inattendu les dieux livrent passage. »
Euripide
L’audience extraordinaire avait repris son cours. Nicolas s’approcha du banc des suspects après avoir noté au passage que Bourdeau n’était pas encore revenu.
— Je souhaite examiner à nouveau l’emploi du temps de certains membres de la famille Galaine, déclara-t-il d’emblée.
Il arrêta sa déambulation devant Camille et Charlotte.
— Vous confirmez bien, fit-il en s’adressant à Camille, n’être pas sortie dans la soirée du 30 au 31 mai ?
— En effet, monsieur le commissaire, et d’ailleurs le chat...
— Non, pas le chat, mademoiselle. C’est de vous qu’il s’agit et de deux assassinats.
Le petit visage exsangue semblait s’étrécir encore davantage sous l’émotion. Elle cherchait le regard de sa sœur aînée qui tournait la tête de l’autre côté. Nicolas consulta son petit carnet.
— Toutes deux m’avez déclaré que vous avez aidé votre nièce à s’habiller pour la soirée, du fait...
Elles approuvèrent avec un ensemble confondant.
— .. que vous trouviez sa tenue trop claire !
— Il nous semblait, dit Camille.
— Et ainsi, vous l’avez laissée sortir seule au bout du compte ?
— Non, pas seule, dit Charlotte. Avec la pauvre Miette, qui l’accompagnait.
— Il est bien triste, remarqua Nicolas, que son état ne permette pas à la pauvre fille de confirmer vos dires.
Il fit quelques pas vers le commis.
— Monsieur Dorsacq, il faut m’aider. Cette fameuse dette de jeu pour laquelle vous avez mis des objets en gage, vous avez bien reçu un billet en échange ? C’est la règle.
— Je ne sais... Oui... Certes.
— Bon. À qui l’avez-vous remis ?
— Je l’ignore.
— Mais si, vous le savez très bien. Il se trouve que, moi, je l’ai récupéré. Il a été remis à la personne qui, contrairement à vos dires, vous a confié le soin de porter ces vêtements chez le fripier de la rue du Faubourg-du-Temple. Me direz-vous à la fin le nom de cette personne, ou voulez-vous que le bourreau tranche le problème par une question ordinaire prévue par la procédure commune à l’intention des prévenus d’homicide ?
— Monsieur le commissaire, je suis au désespoir...
— Allons, allons, prenez sur vous et accomplissez un dernier petit effort pour être sincère.
— J’ai été contraint.
— Quand on est contraint, c’est qu’une pression s’exerce sur vous. Qui vous menaçait et pour quelle raison ?
Le jeune homme semblait sur le point de pleurer.
— Je me suis quelque peu diverti avec la Miette, lâcha-t-il enfin.
— Qu’est-ce à dire, monsieur ?
— Je crains, hélas, qu’elle ne soit grosse de mes œuvres.
— Vous l’aimiez ? Quelles étaient vos intentions ?
— Aucunement. Je m’amusais avec elle.
— En aimiez-vous une autre ?
— Non pas.
— Si. Vous espériez, par désir ou par lucre, séduire Élodie Galaine. Allons, avouez-le. C’est sans doute pour avoir été dédaigné et par jalousie et fureur de voir échapper la chance d’entrer dans cette famille que vous en êtes venu à la vouloir supprimer.
Dorsacq prit sa tête à deux mains et la secoua avec frénésie.
— Non, non ! Jamais.
— Alors, qui vous faisait chanter ? Qui ? Qui ?
— Mlle Charlotte.
— Comment cela, Mlle Charlotte ? Et sous quel prétexte ? Expliquez-vous.
— Elle est venue me voir le jeudi matin dans la boutique. J’avais erré toute la nuit. Je n’avais pas trouvé Élodie, à qui je voulais parler. J’étais furieux et humilié. Mlle Charlotte m’a dit ce que je devais faire avec les vêtements, les chapeaux et le flacon. Les porter chez un fripier, les mettre en gage et lui rapporter le billet.
— Oui, ainsi ils étaient soustraits à toute investigation, mais pouvaient reparaître en cas de besoin. Mais comment a-t-elle pu vous contraindre à cette démarche ?
— Elle savait pour moi et la Miette. Elle a menacé de tout révéler à M. Galaine et de me faire chasser si je n’obtempérais point. Dans le cas contraire, elle userait de son influence afin de me faire accepter comme prétendant de sa nièce Élodie. Je ne sais comment elle avait pu connaître ma situation.
— Moi, je sais, dit Nicolas. Un témoin, trop jeune pour comparaître, mais qui est l’esprit de la maison Galaine, circule partout, ne cesse d’écouter aux portes, fouille meubles et tiroirs. Ce témoin-là — Geneviève Galaine pour ne la point nommer — répète et révèle à son père quelquefois, à ses tantes toujours, ce qu’elle entend et ce qu’elle recueille. Par elle, tout se sait, tout se détruit, tout se corrompt et, de son innocence, naît le crime. Mais nous avançons. Charlotte Galaine, reconnaissez-vous avoir exercé un chantage sur le commis de la boutique ?
Ce fut Camille qui répondit.
— Non, dit la petite femme précipitamment, ce n’était pas un chantage. Je vais tout vous conter. J’allais vous le dire l’autre matin, mais vous n’écoutez pas, vous interrompez. Les chats...
— Ah, non ! Pas les chats.
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