Le fond du passage était immergé dans une obscurité quasi totale. Seule s'y dessinait la forme vague d'un tas d'ordures. L'assassin se trouvait probablement encore sur place, tapi derrière cette cachette de fortune.
Machiavel aurait été ravi que toute la ville résonne de ses exploits guerriers. Par malheur, ses faibles prédispositions en la matière lui avaient très vite fait préférer les lettres aux armes. Il entendait encore la voix geignarde de son maître d'armes se désolant de cet élève qui ne comprenait rien au maniement de l'épée. Il avait d'ailleurs définitivement cessé de s'obstiner dans cette voie lorsque, à quinze ans, battu par un gamin plus jeune de deux ou trois ans, il fut contraint de quitter l'entraînement sous les quolibets de ses camarades.
Aussi avait-il très vite troqué son plastron d'escrimeur contre une plume et un encrier, préférant les leçons que prodiguait Marsilio Ficino dans son académie, sans se douter qu'il aurait un jour ou l'autre à regretter cette décision.
Une branche mal dégrossie traînait par terre. En désespoir de cause, il se dit qu'elle ferait l'affaire. De toute manière, rien de ce qu'il pourrait trouver ne lui permettrait de se défendre avec de grandes chances de survie si l'assassin avait une épée ou même une dague.
Il s'avança prudemment en direction du fond de l'impasse, tenant devant lui son gourdin dérisoire, prêt à parer les coups. Il ne ressentait aucune angoisse, comme s'il était inconscient du danger.
Un craquement monta soudain sur sa droite, depuis l'intérieur du mur de l'église. Le bruit provenait en fait d'une alcôve, haute d'un mètre environ, qu'il n'avait pas aperçue de prime abord. Il s'agissait d'une simple niche, dans laquelle seul un enfant aurait pu se tenir debout.
- Qui êtes-vous? Sortez de là, je vous préviens, je suis armé! articula le secrétaire d'une voix mal assurée.
L'individu qui se tenait là ne fit pas un mouvement. Tout son corps était enveloppé dans un manteau sombre qui remontait jusqu'à son menton. Un large chapeau de feutre noir retombait sur son visage.
Déstabilisé par l'atonie de son adversaire, Machiavel se prit à regretter que celui-ci ne lui sautât pas dessus et ne l'obligeât pas à un bon combat viril.
- C'est mon dernier avertissement! Attention, je ne suis pas du genre à retenir mes coups!
Ces menaces n'eurent pas plus d'effet que les précédentes sur l'étrange petit homme qui, parfaitement immobile, continuait à le fixer de ses yeux brillants. Comment un individu si petit aurait-il eu la force de soulever et de clouer Corsoli à dix centimètres du sol? La réponse apparut brutalement à Machiavel dans toute son évidence: celui qui se trouvait devant lui n'avait pas agi seul.
Le secrétaire maudit sa stupidité et se retourna à l'improviste. Il n'eut même pas le temps de soulever son arme qu'une irrésistible force la lui arracha des mains. Un torse démesurément large lui bouchait toute la vue. Il tenta de repousser le colosse, mais un poing immense l'atteignit à la tempe. Un voile noir passa devant ses yeux et Machiavel glissa lentement dans la boue humide.
6
- Alors, demanda Annalisa d'une voix tremblante, comment va-t-il?
Corbinelli fit mine de réfléchir, puis il déclara, d'un ton qui se voulait rassurant:
- Ne t'inquiète pas, ce n'est pas bien grave. Il a seulement une petite entaille sur le front. Dans une semaine, ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir.
- Tu es certain qu'on ne peut rien faire de plus?
- Absolument! Il doit se reposer, rester quelques jours au lit et en profiter pour relire les traités des vieux stoïciens. En grec ancien, bien sûr...
- Cesse un peu de plaisanter, rétorqua la jeune fille d'une voix tranchante. Parfois, j'ai l'impression que tu es incapable de la moindre émotion.
- Ne te fâche pas, Annalisa. J'ai eu tort de te taquiner. Ton ami a juste pris un mauvais coup. Le corps est une machine imparfaite, mais Niccolò est jeune et le sien fonctionne parfaitement. Dis-lui de prendre un peu de repos, c'est le seul conseil médical que je puisse te donner.
Annalisa redressa la tête et sécha ses pleurs avec la manche de sa robe. La tristesse rendait son visage plus beau encore. Ses cheveux, longs et délicatement ondulés, coiffés d'ordinaire avec science, s'accommodaient parfaitement du désordre qui s'en était emparé.
Rarement femme aura été si belle à Florence, se dit en lui-même le médecin. La seule image qui lui vint à l'esprit fut celle des figures des tableaux de Botticelli. Il se souvint que la mère d'Annalisa avait justement servi de modèle à ce dernier lorsqu'il avait dessiné le visage fin et voluptueux de sa Vénus.
Honteuse de s'être emportée à tort, la jeune fille contempla piteusement le médecin.
- Oh, excuse-moi, Girolamo! Je ne sais pas pourquoi je t'ai dit des choses si blessantes. Au fond tu dois être aussi inquiet que moi, mais tu n'oses pas le montrer. Je suis désolée...
- Ce n'est rien. Écoute, je vais te laisser Marco pour quelques jours. Il préparera des décoctions qui permettront à ton cher Niccolò de retrouver plus rapidement ses forces.
- D'accord! proclama le gamin. Ça m'évitera au moins d'aller faire la pêche aux cadavres avec Deogratias!
Annalisa secoua la tête en signe de refus:
- Ce n'est pas la peine. Tu seras plus utile avec Girolamo. Si tu restes ici, tu vas passer ton temps à distraire Niccolò et il se fatiguera encore plus.
Le visage de Marco s'éclaira de son sourire le plus enjôleur. Constatant que, contre toute attente, Annalisa résistait à ses charmes, il opta pour une autre tactique. Son visage redevint soudain celui d'un petit enfant et ses yeux s'emplirent de larmes.
- S'il te plaît, Annalisa... J'en ai tellement envie!
- C'est bon, tu peux rester... consentit la jeune fille, vaincue par son air angélique. Mais je ne veux pas t'avoir dans mes pattes toute la journée!
- C'est promis.
- Te voilà chargé d'une lourde responsabilité, conclut le médecin. Je compte sur toi pour protéger Niccolò des assassins qui rôdent en ville, ainsi que des soins trop attentionnés de certaines jeunes filles.
Fier de son nouveau statut, le gamin bomba le torse et tira la langue à Annalisa pour lui montrer avec quelle facilité il l'avait roulée. Il ne put cependant échapper aux doigts de la jeune femme, qui tira son oreille jusqu'à ce que de véritables pleurs, cette fois, envahissent ses yeux.
- La première règle à appliquer, renchérit Guicciardini, est de ne jamais se moquer d'une femme amoureuse et inquiète. Ces deux états contradictoires la rendent agressive.
Marco le toisa avec dédain.
- Ça ne risque pas de t'arriver! Même si on la payait, pas une femme de la ville ne se risquerait à t'approcher de trop près!
Guicciardini fit mine de se jeter sur l'enfant qui, terrifié, se recroquevilla dans un coin.
- Fais encore une remarque de ce type et je te confie aux bonnes œuvres du tueur.
Tandis que les deux garçons se chamaillaient, Machiavel gémit doucement. Annalisa lui passa une éponge humide sur le front.
- Oh! J'ai mal... gémit le blessé en touchant le bandeau ensanglanté qui lui enserrait la tête. J'ai l'impression d'avoir une pastèque trop mûre à la place du crâne...
- Bienvenu dans le monde des vivants! fit joyeusement Guicciardini. Tu nous as fait peur, mon vieux!
- Tout le monde a cru que tu étais mort quand le guet t'a retrouvé allongé à côté du cadavre, renchérit Marco. Tu l'as échappé belle! Raconte-nous ce qui s'est passé.
À l'instant où le blessé s'apprêtait à entamer son récit, la porte de la chambre s'ouvrit sous la pression d'une poigne aisément reconnaissable. Teresa fit une entrée tonitruante dans la pièce, suivie de près par Marsilio Ficino, que Deogratias était allé arracher aux entrailles de la Bibliothèque médicéenne.
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