- Tu n'avais pas l'intention de raconter ton histoire avant que nous ne soyons tous là, quand même? brailla Teresa en guise de salut. Allons, Niccolò, te voilà au lit pour une malheureuse blessure qui saigne à peine? Vraiment, la jeunesse n'est plus ce qu'elle était. De mon temps, on buvait un petit remontant, on recousait tout ça et on n'en parlait plus!
Tout le monde rit de bon cœur, y compris Machiavel, d'autant plus réjoui que l'abondante matrone déposa sur le lit un panier abondamment garni.
- Qu'est-ce que c'est?
- Une bonne assiette de minestrone te requinquera plus vite que les remèdes de bonne femme de Corbinelli. J'ai rajouté à tout hasard une petite fiasque de grappa . Ça réveillerait un mort!
Cette malencontreuse remarque jeta un froid sur l'assemblée. Teresa n'y prit pas garde et poursuivit:
- En échange, je veux que tu me dises ce qui t'est arrivé.
Machiavel consentit de bonne grâce à leur raconter en détail sa mésaventure, l'entrevue avec l'ambassadeur du roi de France et la violente discussion qui s'était ensuivie, avant de conclure sur le cadavre trouvé dans l'Arno.
Marsilio Ficino ne put s'empêcher de tiquer en entendant le nom de la victime.
- Attends, Niccolò, je connais ce nom. Je suis certain de l'avoir déjà entendu, mais je ne sais plus quand.
Il prit un air piteux.
- Voilà ce qui arrive quand on vieillit... Je ne suis plus bon à rien. Il est grand temps que j'aille me reposer là-haut!
Annalisa l'enlaça et lui baisa le front.
- Allons, mon oncle, ne dites pas de bêtises!
L'accès de tendresse de sa nièce permit au vieux philosophe de retrouver provisoirement une partie de sa contenance, mais ses yeux reflétaient l'immense tristesse qui l'avait envahi.
- La mémoire est la dernière chose qui demeure lorsque tous nos vieux idéaux sont morts. Que nous reste-t-il si elle nous quitte aussi?
La jeune femme ne laissa pas l'atmosphère s'appesantir davantage.
- Il est quand même étonnant qu'ils ne t'aient pas tué, Niccolò. Tu pourrais les reconnaître.
- Je ferais un bien piètre témoin. L'un est tout petit, l'autre a la même carrure que Deogratias... Je n'en sais pas plus.
- Tu n'as pas à t'en vouloir, intervint Ficino. Tu t'es montré plus courageux que beaucoup de nos concitoyens en pareil cas.
- Et je me suis fait piéger comme un parfait imbécile!
- Allons, n'exagère pas, reprit le vieil homme. Il est bien difficile de toujours accorder les événements à sa volonté. L'essentiel est que tu en sois sorti vivant.
Ficino avait recueilli Machiavel lorsque ses parents avaient été assassinés à Pise. L'enfant n'avait alors que sept ans. Le philosophe lui avait offert une chambre chez lui, avant de lui faire profiter, quelques années plus tard, des leçons particulières qu'il dispensait à sa nièce.
De deux ans plus âgé qu'Annalisa, Niccolò conservait un souvenir ému de ces après-midi passés dans la Bibliothèque médicéenne. Les deux orphelins s'étaient tout de suite parfaitement entendus, car ils partageaient le même goût pour les vieux manuscrits poussiéreux et les histoires d'ogres qui dévorent les princes trop charmants.
De cette intimité était né un attachement réciproque qui dépassait de loin la simple amitié. Tout au fond de lui, Ficino espérait depuis de longues années connaître la joie de voir Annalisa épouser son cher Niccolò. Il savait que, ce jour-là, son bonheur serait complet.
- Comme d'habitude, reprit-il, la vox populi s'est chargée de répandre la nouvelle de ton agression aussi vite que les nuées de sauterelles se sont abattues sur l'Égypte, n'est-ce pas, Ciccio?
L'adolescent joufflu prit un mine offusquée qui ne trompa personne. Une discrète rougeur gagna ses joues tandis qu'il essayait de détourner la conversation:
- Ne faudrait-il pas avertir Malatesta de la disparition du manuscrit? Après tout, nous sommes les seuls à être au courant du vol. Peut-être est-il lié aux meurtres?
- Je doute que ce soit une bonne idée. Très peu de gens savaient que ce livre était en ma possession. Beaucoup de nos concitoyens m'en voudraient d'avoir si mal protégé un tel monument de notre culture.
- Je vous avais pourtant dit de ne pas le garder dans cette pièce, mon oncle. Vous auriez dû vous méfier un peu plus!
- Que veux-tu, Annalisa... Je n'ai pu résister au plaisir de l'avoir toujours près de moi. J'ai péché par gourmandise, comme dirait ce bon Savonarole. Lui qui est si attentif à la pureté de notre âme serait bien mécontent de moi.
- On ne peut pas revenir sur le passé, dit Machiavel. Le meilleur moyen de remettre la main sur le livre est de trouver ce qui relie ces trois affaires. Cela nous permettra peut-être aussi de comprendre pourquoi les tueurs m'ont épargné.
Le menton dégoulinant de soupe, Marco grimaça et dit:
- J'ai comme l'impression que ce n'est pas gagné d'avance. Comment va-t-on s'y prendre pour retrouver ce bout de papier?
- Ne parle pas comme ça du manuscrit de Dante, le gronda Annalisa. Girolamo ne t'a donc pas appris à respecter notre plus grand poète?
- La seule poésie qu'il connaisse, c'est celle du couteau qui glisse en sifflant sur le tibia du type qu'il désosse. Et c'est pire encore lorsque Deogratias récite!
Le médecin fit mine de se vexer, mais sourit aussitôt, heureux que l'enfant soit parvenu à détendre l'atmosphère. Il profita de la diversion pour interroger Teresa.
- Raffaello Del Garbo, ça te dit quelque chose? D'après Malatesta, il fréquentait assidûment les tavernes. Or, comme la tienne est la plus réputée de la ville, je me disais que tu pourrais sans doute nous aider...
Rougissant sous le compliment, la grosse femme réfléchit quelques instants.
- Attends, Del Garbo, dis-tu? Le nom m'est inconnu, mais j'ai un peintre qui vient presque tous les soirs... Un gars un peu fluet, pas très grand?
- Vu ce qu'il restait du corps quand il m'est parvenu, je n'ai aucune idée de sa corpulence, soupira Corbinelli. Il n'était pas particulièrement massif, en tout cas.
- Si c'est lui, ça fait un moment que je ne l'ai pas aperçu.
- Quand est-il venu pour la dernière fois?
- Il y a une semaine environ, peut-être deux... Pas plus, en tout cas. Je m'en souviens très bien, parce qu'il était beaucoup plus bavard que d'habitude, ce soir-là. Il semblait tout excité. Il était sur le point de terminer une grosse commande, quelque chose d'exceptionnel.
- Sais-tu où il habitait?
- Dans la Via dei Maestri. Son atelier se trouve tout au bout. Vous ne pourrez pas le manquer.
- Parfait, nous irons lui rendre une petite visite. Peut-être y trouverons-nous quelque chose d'intéressant.
- Alors je propose que tout le monde aille se coucher, conclut Annalisa. Nous avons assez veillé comme ça. Dieu sait quelles nouvelles catastrophes nous attendent demain!
Le lendemain, Piero Guicciardini parvint à se lever de lui-même à une heure raisonnable. Rassemblant tout son courage, il s'avança dans l'épais brouillard qui, depuis deux mois, semblait ne pas vouloir abandonner la capitale toscane et alla chercher Machiavel.
Par principe, Annalisa tenta de s'opposer à ce que le secrétaire, encore faible, participe à la fouille de l'atelier. Elle dut cependant céder face à sa volonté de ne pas manquer une aventure qui s'annonçait infiniment plus palpitante qu'une matinée au lit. En retour, les deux garçons interdirent à Annalisa de les accompagner. Elle se vengea en les obligeant à sortir emmitouflés jusqu'au nez dans d'épais manteaux de laine.
Ils atteignirent une dizaine de minutes plus tard la Via dei Maestri, la ruelle traditionnellement impartie aux artistes. Délaissée par la plupart des peintres et sculpteurs de renom, elle n'abritait plus que des artisans de seconde, voire de troisième zone.
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