- Il faut bien les payer, lui rétorqua sèchement le cardinal, et vous devez y contribuer si vous voulez notre protection.
- Allons, Éminence, vous savez fort bien que nous n'avons pas les moyens de vous donner une telle somme. Nous sommes en guerre depuis près de dix ans, et nos caisses sont vides. Et puis nous gardons encore en mémoire le dernier passage de vos troupes...
Le cardinal esquissa un geste de dépit, comme pour dire qu'il était vain de se retourner sans cesse sur le passé. Pourtant, il était déjà là, quatre ans plus tôt, quand les soldats du roi Charles VIII avaient stationné dans la cité deux mois durant. Lorsqu'ils étaient enfin partis, ils avaient laissé derrière eux une ville exsangue. Les habitants gardaient un souvenir cuisant de cette brève période. Ils n'avaient pas oublié que les couvents reculés des collines toscanes s'étaient soudain remplis de filles de bonne famille dont les parents voulaient éviter qu'elles ne servent de dessert aux soudards transalpins.
Guère désireux de s'appesantir sur ce fâcheux précédent, le cardinal revint à la charge:
- Réfléchissez bien, Excellence. Vous êtes pris entre deux feux: d'un côté il y a notre armée, de l'autre celle de l'empereur. Vous êtes juste au milieu. Vous ne pourrez pas éternellement rester neutre. Et puis il serait sage de...
Le gonfalonier ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase. Il l'interrompit d'un ton irrité:
- Dites à votre souverain que ses propositions sont inacceptables pour nous. Malatesta, raccompagne Son Éminence, s'il te plaît.
Pris au dépourvu, le prélat bondit de son siège, aussitôt imité par ses aides de camp. Une sourde colère empourprait ses grosses joues. Essayant de garder contenance face à cet affront, il se dirigea vers la porte. Au moment de la franchir, il se retourna brutalement, bousculant Malatesta, qui trébucha et faillit tomber en arrière.
Le cardinal tendit un doigt boudiné en direction du gonfalonier:
- Prenez le temps de la réflexion. Mon maître vous laisse encore deux semaines pour songer à tout cela. Nous nous reverrons sans doute bientôt.
Sa dignité quelque peu restaurée, il quitta la pièce sans un mot de plus.
La sortie tonitruante du cardinal de Saint-Malo fit planer durant un bref instant un silence glacial sur l'assemblée. La fierté d'avoir ridiculisé l'ambassadeur français semblait désormais dominée par le sentiment d'avoir ouvert la voie à une menace encore vague, mais dont la perspective se révélait néanmoins effrayante.
Le premier à oser bouger fut Antonio Malegonnelle, qui se pencha vers Bernardo Rucellai et lui murmura quelques mots à l'oreille. Avec une lenteur calculée, ce dernier se releva en prenant appui sur les accoudoirs de sa chaise. De sa personne émanait une étrange aura, que l'on aurait difficilement imaginée chez ce vieillard desséché par les ans.
Durant de longues années, Rucellai avait été le seul aristocrate à oser tenir tête aux Médicis. Ignorant les menaces et dédaignant les honneurs, il les tenait pour de vulgaires usurpateurs.
Fort de cette opposition sans faille, il jouissait depuis la chute des Médicis d'une audience considérable dans la cité, mais n'avait jamais été élu gonfalonier. Toujours devancé aux élections par des candidats plus enclins aux compromis, il avait accumulé une haine tenace à l'égard des politiciens qui, comme Soderini, refusaient de choisir leur camp.
Rucellai ne manquait par conséquent jamais d'asséner des coups bas au gonfalonier. La perspective de détenir la meilleure occasion qu'il ait eue depuis bien longtemps fit naître un rictus carnassier sur ses lèvres desséchées. Son corps opéra soudain une surprenante métamorphose. Comme tiré par un fil invisible, son dos voûté se redressa, ses épaules s'élargirent, ses mains déformées lâchèrent la chaise. Le vieil homme fatigué redevint en un instant le lutteur acharné qui avait toujours refusé de céder le moindre pouce de terrain à ses adversaires.
En même temps, pénétré d'une insoupçonnable énergie, son visage se tendit. Sa voix s'éleva dans la salle du Conseil, étonnamment puissante pour ce corps rachitique:
- Je m'étonne que vous vous permettiez de rejeter si vite les propositions du roi de France, Excellence. Nous sommes ses alliés depuis si longtemps qu'il me semble hasardeux de bouleverser cette stratégie sur un coup de tête. Il va falloir que nous choisissions notre camp. Retarder cet instant ne fait que réduire chaque jour un peu plus notre marge de manœuvre.
Ses yeux gris ne quittaient pas ceux du gonfalonier, qui comprit qu'il lui fallait briser au plus vite l'étau dans lequel était en train de l'enserrer son vieil ennemi. Celui-ci ne lui laissa pas le temps de réagir et poursuivit:
- Les Français partent du présupposé que nous n'avons pas d'armée digne de ce nom. Malgré vos dénégations, nul n'ignore ici la justesse de leur analyse. Ils savent que nous allons devoir négocier; ce n'est qu'une question de temps. Plus nous attendrons et plus les conditions nous seront défavorables.
Rompu aux combats politiques, Rucellai savait que sa dialectique était imparable dans sa forme et ne pouvait manquer de recevoir l'approbation de la majorité des membres du conseil. Seuls Savonarole et ses partisans étaient en effet convaincus de la nécessité de rompre l'alliance. Quelques-uns des auditeurs hochèrent la tête, les autres préférèrent attendre la réponse du gonfalonier avant de dévoiler leur sentiment.
Machiavel bâilla d'ennui. Chaque fois qu'une occasion se présentait de mettre le gonfalonier en position délicate, la même discussion revenait. Soderini se sortait en général sans trop de dommages de ces assauts. Malgré tout, le secrétaire se sentait curieux de voir comment il allait s'en tirer cette fois-ci.
Soderini comprit que, s'il ne contrait pas sur-le-champ le raisonnement de Rucellai, il lui serait très difficile de prendre l'avantage. Il reprit la parole d'un air agacé:
- Il suffit, Rucellai! Cela fait trente ans que vous utilisez les mêmes arguments oiseux. Au temps des Médicis, déjà, vous assuriez qu'ils n'étaient pas capables d'assurer l'indépendance de la ville...
- Et ils y sont parvenus uniquement parce qu'ils ne se sont jamais éloignés de la France. Le problème, Excellence, c'est que vous n'êtes visiblement pas capable d'assurer notre protection contre les menaces issues de nos propres murs.
- Qu'entendez-vous par là? demanda Soderini, qui savait pourtant très bien ce que Rucellai allait dire.
- Le bruit court que l'Arno charrierait plus de cadavres que de barques ces temps-ci...
Rucellai fit une courte pause pour mieux contempler la stupéfaction des membres de l'assemblée. Heureux de son effet, il voulut pousser son avantage. Maintenant qu'il avait ferré le poisson, il ne voyait pas ce qui pouvait l'empêcher de lui sortir entièrement la tête de l'eau.
- On m'a dit qu'un paquet tout à fait étonnant a été repêché hier dans l'Arno. Est-ce vrai, gonfalonier?
Rucellai insista sur le titre de son adversaire, dont les traits se contractèrent sous l'effet de la colère.
- Vous avez raison, admit Soderini, il n'y a aucune raison que le conseil ignore ce qui s'est passé. J'avais d'ailleurs l'intention d'aborder moi-même ce sujet. Il eût été miraculeux que rien ne filtrât dans notre bonne cité, si friande de ragots et de rumeurs...
D'un air détaché, il raconta les événements de la veille, en prenant soin de n'omettre aucun détail au moment de décrire le cadavre. Certains visages devinrent livides, mais tous supportèrent le récit avec une relative dignité. Le seul à réagir de manière violente fut Savonarole, dont le visage se tendit en une grimace de dégoût que personne, à l'exception de Machiavel, ne remarqua, et qui disparut aussitôt.
Читать дальше