Le gonfalonier céda la parole à Malatesta.
- J'ai fait des recherches. Un seul peintre est porté disparu. Il se nomme Raffaello Del Garbo. C'est un artiste de bas étage, spécialisé dans les restaurations de fresques à faible coût. Il n'y a pas grand-chose à en dire... Il vivait seul. Pas de maîtresses, pas de dettes et pas d'ennemis. Pas d'amis non plus, remarquez. J'ai fouillé moi-même son atelier, sans rien trouver d'intéressant.
Le gonfalonier conclut la brève intervention de Malatesta par des mots choisis avec soin:
- Voilà, vous savez tout. J'espère que vous serez tous d'accord sur le fait que la dernière chose à faire serait d'affoler nos concitoyens. Le moment est mal choisi pour les voir perdre leur confiance en ceux qui les gouvernent, c'est-à-dire - je vous le rappelle -vous et moi.
Il réfléchit une seconde, avant de poursuivre d'une voix moins sereine:
- Je tiens à vous rappeler que notre bon peuple a le coup de hache facile lorsqu'il s'estime floué. Et je n'ai guère envie que ma tête roule sur la Piazza della Signoria, ne l'oubliez jamais.
Ses mots sonnèrent clairement comme une menace. Tous comprirent que Soderini n'avait pas l'intention d'être l'unique victime d'un éventuel soulèvement.
- Il y a quand même de quoi être inquiet, non? intervint cependant Tommaso Valori, le principal conseiller de Savonarole. Un tueur rôde en liberté dans la ville et vous nous dites que nous ne devons pas nous inquiéter! Il ne faudrait quand même pas que...
Une discrète pression de la main de Savonarole sur son avant-bras lui fit brusquement cesser sa diatribe. Il s'interrompit de mauvaise grâce en secouant la tête de dépit.
- J'espère que tout a été mis en œuvre pour retrouver l'assassin! renchérit Gianni Corsoli, dont les énormes bajoues se balançaient d'avant en arrière lorsqu'il parlait. Qui sait si, en ce moment même, il n'est pas en train d'égorger d'honnêtes citoyens!
Connu tout à la fois pour son avarice et son absence totale de scrupules, l'usurier craignait en réalité qu'un excès de zèle du tueur ne le privât de clients potentiels. Il tenta néanmoins de masquer cette inquiétude sous un voile plus pudique.
- Vous avez été élu pour protéger les citoyens, non? Alors agissez un peu et retrouvez ce maudit tueur! C'est votre rôle, tout de même!
Le gonfalonier s'efforça de garder son calme, malgré l'irritation qu'avaient fait naître en lui les jappements hystériques de l'usurier.
- Calmez-vous un peu, Corsoli! Depuis quand vous passionnez-vous pour la sécurité publique? Tout le monde ici sait que vous êtes prêt à jeter à la rue une pauvre veuve si elle vous doit plus de dix sous, alors ne nous faites pas rire, s'il vous plaît.
Rouge de colère, le gros usurier se tut et se renfonça dans son siège en maugréant, le visage plus congestionné que jamais.
- Malatesta s'est déjà mis au travail pour tenter de découvrir l'identité du tueur. Mais, comme vous l'avez sans doute compris, il y a trop peu d'indices pour qu'il puisse travailler efficacement.
Des chuchotements montèrent dans la salle. Silencieux au milieu du vacarme croissant, Savonarole gardait la tête baissée. Lorsqu'il la releva enfin, ses yeux errèrent quelques secondes dans le vide et rencontrèrent ceux de Machiavel. L'espace d'une seconde, celui-ci crut y lire une lueur de profond désarroi, juste avant que le dominicain ne détourne son regard et que ses traits ne retrouvent d'un coup leur masque volontaire et confiant.
Nul ne semblait désireux de poursuivre la discussion. Satisfait, Soderini mit un terme à la réunion.
Par groupes de deux ou trois, les membres de la Signoria quittèrent la pièce et descendirent l'escalier en bavardant à voix basse. Antonio Malegonnelle atteignit en premier le vestibule et sortit du Palazzo Comunale sans s'attarder davantage. La marche était fermée par Gianni Corsoli qui, plongé dans un état de rare excitation, submergeait Piero Parenti d'un flot ininterrompu de paroles. Lorsqu'ils furent tous parvenus dans le vestibule, ils récupérèrent leurs manteaux les uns après les autres et poursuivirent leurs conversations hors du bâtiment.
Pendant ce temps, resté seul dans la pièce après le départ du gonfalonier, Machiavel s'affairait devant son pupitre. Il referma précautionneusement son écritoire et relut une dernière fois le compte rendu de la séance, avant de le placer tout en haut de la pile des feuillets à classer dans les archives. Il prit son manteau, descendit l'escalier qui menait au vestibule et soupira de soulagement lorsqu'il franchit enfin la porte du Palazzo Comunale.
Au moment où il sortait, il aperçut de l'autre côté de la place déserte la lourde silhouette de Gianni Corsoli, apparemment en grande discussion avec un individu dont il ne put distinguer les traits. Il reconnut cependant la robe noire et blanche de Savonarole, surpris que le dominicain perde ainsi son temps avec un individu qu'il considérait comme un parfait imbécile.
Au bout de quelques instants, Corsoli commença à s'agiter, visiblement hors de lui. Son interlocuteur semblait au contraire très calme. Une minute plus tard, ce dernier s'éloigna soudain et se fondit dans la nuit, pendant que l'usurier continuait de pester. S'apercevant de l'inutilité de ses efforts, il cessa brusquement sa diatribe et disparut lui aussi au coin de la Piazza della Signoria.
Soucieux de rentrer chez lui au plus vite, Machiavel l'imita peu après. Lorsqu'il aborda la rue qui menait à la cathédrale, le profil replet de Corsoli le précédait de peu. Constatant qu'ils empruntaient le même chemin, l'adolescent resta prudemment loin derrière.
L'un après l'autre, ils passèrent devant le Palazzo Pitti, puis l'usurier bifurqua vers l'Ospedale della Carità. Il s'arrêta quelques instants devant une catin qui lui proposait ses services, mais, jugeant sans doute le tarif démesuré, il continua sa route et tourna dans une petite ruelle.
Lorsque Machiavel pénétra à son tour dans le passage, Corsoli avait disparu. Soulagé d'avoir réussi à échapper à sa conversation, il hâta le pas. Le silence était interrompu seulement par le bruit du vent, qui agitait dans de sinistres grincements les enseignes des boutiques. Le froid, associé à la solitude du lieu, fit frissonner le jeune homme. Gagné par un étrange pressentiment, il accéléra encore l'allure.
Un hurlement terrifiant s'éleva tout à coup dans la nuit, déchirant l'air pendant d'interminables secondes. Machiavel n'osa pas bouger. Un frisson traversa ses mains, puis remonta le long de son échine. Sans réfléchir, il courut en direction du cri. Au bout de la ruelle, il tourna à droite, s'engagea dans une minuscule impasse et s'arrêta net, le souffle coupé.
Sur la lourde porte cochère d'une écurie gisait le corps rebondi de Gianni Corsoli. Un large pieu, profondément fiché dans le bois, lui avait traversé le cœur. Le plus surprenant était sans doute qu'il avait été soulevé de terre et que ses pieds pendaient dix bons centimètres au-dessus du sol.
Machiavel s'approcha prudemment du corps, mais regretta cette décision dès qu'il fut assez près pour distinguer le visage de l'usurier. Corsoli avait les traits déformés par la douleur. Sa bouche était tordue en une grimace où étonnement et souffrance se mêlaient affreusement.
L'adolescent comprit seulement au bout de quelques secondes ce qui donnait au visage de Corsoli cet aspect terrifiant. Par les deux trous béants qui remplaçaient ses yeux s'écoulait un épais liquide noirâtre.
Un bref coup d'œil dans l'impasse fit naître en lui un sentiment de malaise. Elle était fermée à son extrémité par l'arrière d'une maison, dont la première fenêtre se trouvait à plus de trois mètres du sol, sans que rien ne permît d'y grimper. À gauche, la porte de l'écurie empêchait tout passage, tandis que le mur de l'église Santa Maria Novella fermait le troisième côté.
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