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Jean Echenoz: Les grandes blondes

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"Vous travaillez pour la télévision. Comme vous souhaitez produire une série sur les grandes filles blondes au cinéma, mais aussi dans la vie, vous pensez faire appel à Gloire Abgrall qui est un cas particulier de grande blonde. On l'a vue traverser, dans les journaux, les pages Arts et spectacles puis les pages Faits divers du côté des colonnes Justice, il y a quelques années. Ce serait bien, pensez-vous, de lui consacrer une émission. Certes. Malheureusement, Gloire est un peu difficile à joindre..."

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Tout le monde dort à présent. Salvador, sur son canapé, médiocrement. Donatienne, agitée, dans son grand lit carré. Jouve auprès de madame Jouve profondément. Jean-Claude Kastner définitivement. Si l'on en croit les tubes de benzodiazépines et de chlorydrate de buspirone disséminés sur sa table de chevet, la femme qui a propulsé Kastner dans le grand sommeil dort, elle, chimiquement. Elle ronflote un peu de temps en temps. Elle a laissé près d'elle une veilleuse allumée, à moins qu'elle ait omis de l'éteindre. Au pied de son lit traînent quelques livres ouverts à plat ventre les uns sur les autres, des romans policiers, des textes de Freud en édition populaire et une série de petits volumes en anglais destinés à l'identification des oiseaux communs, des arbres européens, des fleurs des champs. Non loin dans l'ombre se trouvent encore une flasque de rhum bon marché vide, un litre de sirop de canne à moitié vide, un cendrier plein. C'est ainsi toutes les nuits, rien ne change ni ne devrait changer. Depuis le passage de Kastner, seules deux petites choses ont changé, l'une sur le corps de Gloire et l'autre sur la table.

Sur une cheville de la jeune femme, un large Tricostéril protège une blessure datée de l'avant-veille, alors qu'elle s'occupait de la voiture de Kastner après l'avoir intégralement vidée de son contenu : chiffons, sandows, outils et petites pièces de rechange, vieilles saletés du vide-poches, effets personnels de Jean-Claude Kastner et papiers du véhicule qu'elle avait regroupés dans un carton. Sauf, parmi les outils, la pince et le marteau. Sauf également le pochon dans lequel Kastner rangeait son plan de mission, ses photos et ses cartes routières. Pas mal, ce pochon. Vidé, son contenu brûlé dans l'évier, nettoyé puis désinfecté, le pochon dort à présent sur la table.

Au volant de la voiture ainsi nettoyée, Gloire avait ensuite pris la route de Tréguier, déposé le carton dans un incinérateur communal puis elle était repartie vers le nord, la pince et le marteau posés sur le siège auprès d'elle. Au-delà de Larmor un autre coin de falaise surplombait une fosse très profonde, toujours à flot quelle que fût la marée. Promontoire légèrement pentu, rarement fréquenté, idéal. Gloire avait garé le véhicule face au vide, usant de la pince pour arracher les plaques et du marteau pour effacer les numéros de moteur et de châssis. Puis elle avait baissé les vitres, desserré le frein à main et poussé de toutes ses forces. D'abord en vain. Le véhicule résistait. Puis après avoir bougé d'un cran, lentement d'un autre cran, il avait brusquement accéléré comme de lui-même, pour en finir, et tout s'était parfaitement passé - sauf qu'au dernier moment la jambe de la jeune femme s'était prise dans le pare-chocs, dont une extrémité lui avait entaillé la cheville. Gloire avait crié puis juré grossièrement cependant que la voiture s'abîmait. Penchée, tenant sa cheville d'une main, elle s'était rapprochée du bord en grimaçant puis son visage, progressivement, s'était calmé pendant qu'elle regardait couler le véhicule. Comme sous anesthésie, comme si la chute des corps lui procurait quelque apaisement, comme Anthony Perkins considérant le même spectacle en 1960 - sauf que l'auto de Kastner est une petite Renault beigeasse immatriculée dans le 94, et qui s'immerge docilement sans faire d'histoires, alors que celle de Janet Leigh était une grosse Ford blanche récalcitrante, plaque minéralogique NFB 418.

Puis elle rentra chez elle à pied, boitillant en suivant les chemins côtiers balisés de traits rouges et blancs peints sur les rochers, sur des poteaux. Elle se débarrassa des plaques entre deux blocs, sous un matelas de galets. Rentrée à la maison, elle avait pansé sa cheville et puis, tant qu'elle y était, converti le pochon en nouvelle trousse pour ses médicaments.

Elle dort toujours, elle ne bouge pas dans son sommeil alors que dans son rêve, depuis des heures, elle chevauche une puissante motocyclette. Le jour se lève à peine. Le jour se lève lentement, délicatement, comme un Boeing illuminé quitte une piste en douceur, comme un orchestre à cordes attaque un dernier mouvement.

Mais bientôt ce mouvement s'achève et le soleil, immobile, brille. Gloire descend de sa motocyclette. Elle se dirige vers une cabine téléphonique, c'est alors qu'elle s'éveille. Les yeux grand ouverts elle demeure immobile une minute et puis c'est reparti pour un autre jour : elle se lève et repasse l'affreux peignoir vert. La cuisine, la cafetière électrique. Pendant que le café passe, le regard de la jeune femme tombe sur un papier jaune, verso de prospectus traînant sur un coin de table avec un dessin dessus qu'elle a dû griffonner hier soir, elle ne se souvient pas bien. C'est un embryon de portrait, plutôt tremblé, peut-être même en mettant les choses au pire que c'est un autoportrait. Quel qu'il soit, Gloire le déchire aussitôt en fermant les yeux, le redéchire en carrés minuscules qu'elle va jeter dans la cuvette des WC, tirant la chasse sans les regarder.

Dans la salle d'eau, deux carreaux manquent au pied de l'appareil de douche, un troisième est brisé, ceux qui restent sont grumelés de beige et de brun. Gloire a suspendu son peignoir à la patère vissée derrière la porte. Elle est nue devant le miroir carré au-dessus du lavabo, trop petit pour qu'elle puisse y voir son corps qu'elle n'a de toute façon pas envie de voir, aucune envie de voir ses longues jambes infaillibles, ses seins hauts, ronds et durs et ses fesses hautes, rondes et dures que, fagotés dans le survêtement, Jean-Claude Kastner n'aurait jamais imaginés. Eût-il envisagé un corps pareil, Kastner n'aurait jamais osé se risquer à le désirer.

Elle s'est vite lavée, douche presque froide, avant de se maquiller au ralenti. Une première couche de crème de jour suivie d'un fond de teint presque blanc, uniformément appliqué comme on prépare sa toile. S'étant crayonné l'œil en amande, elle repeint ses paupières en turquoise. Puis s'aidant d'un appareil chromé genre pince à escargots, Gloire accentue la courbe de ses cils avant de les rendre très noirs et très épais au mascara, très gras. Ainsi, bientôt seuls vivent ses yeux dans son visage, seuls ils s'animent dans ce masque immobile : gris-vert, ils passent du vert au gris selon le temps, l'espace, la lumière et les états d'âme. Ensuite, quand elle dessine au crayon rouge le tour de ses lèvres, elle en chevauche l'ourlet puis sature l'intérieur au pinceau. Deux ronds orangés sur les joues, deux coups de crayon bistre aux arcades sourcilières et voilà qui est réglé. De la sorte, sous ce maquillage, Gloire Abgrall pourrait passer pour une artiste de cirque internée pour dépression nerveuse - mais quand même pas encore assez mélancolique pour refuser d'exécuter son numéro dans le cadre de la kermesse organisée, en présence des familles, à l'occasion de la journée portes ouvertes de la clinique.

Femme en fuite, on comprend bien que Gloire souhaite se dissimuler, que ce masque tende à la rendre méconnaissable. Mais on se demande si s'enlaidir ne lui procure pas aussi du plaisir. Ainsi peinturlurée, comme elle détaille son visage dans le miroir jusqu'à ce qu'une envie de vomir lui vienne, en effet la voilà très contente et qui s'exalte, s'esclaffe, grimace, et son contentement décuple quand elle s'entend, dans un registre inhabituellement aigu, prononcer quelques obscénités.

De plus, avec cet excès de fard elle doit déteindre quand on l'embrasse, mais on ne l'embrasse pratiquement pas, elle fait tout pour éviter cela. Certes, il arrive qu'elle s'y trouve contrainte : pour se débarrasser de Kastner, par exemple, pas moyen de faire autrement. Et, de fait, alors cela bave. Kastner ne s'est pas vu, après le baiser, choir dans un vide obscur joyeusement barbouillé de grenat, de vert pomme et de brun.

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