Emile Gaboriau - La clique dorée

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– Du moins dois-je l'essayer… C'était votre avis hier soir, et ce matin encore, il n'y a pas deux heures…

M. de Brévan dissimula mal un geste d'impatience.

– Je ne savais pas ce que je sais, fit-il.

Daniel s'était levé, et il arpentait son petit salon, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'à celles de M. de Brévan.

– Si j'étais le seul maître, disait-il, je me résignerais peut-être à une capitulation. Mais Henriette l'accepterait-elle?.. Non, jamais!.. Son père la connaît bien… Sa faiblesse est celle d'un enfant, mais à un moment donné elle est capable d'une énergie virile et d'une volonté de fer…

– Qui vous force à lui dire ce qu'est miss Brandon?

– Je lui ai promis l'entière vérité… sur mon honneur.

Il n'y avait pas à se méprendre au haussement d'épaules de M. de Brévan: c'était aussi clair que s'il se fût écrié: «On n'est pas naïf à ce point!»

– Renoncez donc à votre Henriette, mon pauvre ami, dit-il.

Mais l'accès de découragement de Daniel était passé.

– Oh! pas encore, fit-il, les dents serrées par la colère, pas encore… Un honnête homme qui défend son bonheur et sa vie est bien fort… L'expérience me manque, il est vrai, mais vous êtes là, Maxime, et je sais que je puis toujours compter sur vous…

Ce que ne remarquait pas assez Daniel, c'est que M. de Brévan, si ardent à la lutte d'abord, se refroidissait peu à peu, tel qu'un homme qui, s'étant beaucoup avancé, juge qu'il a eu tort et, prudemment, se retire.

– Certes, je suis tout à vous, répondit-il; mais que faire?..

– Eh! ce que vous disiez… Je verrai miss Brandon et j'observerai… je dissimulerai, je gagnerai du temps… j'emploierai des espions s'il le faut, pour fouiller son passé… Je tâcherai d'intéresser à ma cause quelque personnage influent, mon ministre, par exemple, qui me veut du bien… Enfin, j'ai une idée…

– Ah!

– Ce malheureux caissier, dont vous m'avez conté l'histoire, et qui n'est pas mort, croyez-vous… si on le retrouvait!.. Comment l'appelez-vous? Malgat. Un avis inséré dans tous les journaux de l'Europe lui parviendrait sans doute, et l'espoir de se venger le déciderait…

Une rougeur furtive montait aux joues de M. de Brévan…

– Quelle folie!.. interrompit-il avec une étrange vivacité.

Puis, plus posément:

– Vous oubliez, ajouta-t-il, que Malgat a été condamné à je ne sais combien d'années de réclusion, qu'il prendrait votre avis pour un piége de la police, et que loin de se découvrir il se cacherait plus soigneusement que jamais…

Mais Daniel ne semblait pas ébranlé.

– Je réfléchirai, dit-il, je verrai, je chercherai… Peut-être y aurait-il quelque parti à tirer de ce jeune homme dont le comte nous parlait, M. Wilkie de Gordon-Chalusse. Si je pouvais croire que véritablement il a demandé la main de miss Sarah…

– Je l'ai entendu dire, et je l'affirmerais. Ce garçon est un de ces idiots que la vanité rend fou, et qui ne savent qu'imaginer pour faire parler d'eux… Miss Brandon étant très en vue, il l'épouserait comme il achèterait un cheval de courses cent mille francs…

– Et comment expliquez-vous le refus de miss Sarah?..

– Par la connaissance qu'elle a du caractère du particulier… Elle n'ignore pas que trois mois après la noce il la camperait là, et qu'au bout d'un an il lui faudrait plaider en séparation… Puis il y a autre chose: Wilkie n'a que vingt-cinq ans, et dame, un gaillard de cet âge a la vie plus dure qu'un galant qui a passé la soixantaine…

Son accent donnait à ses paroles une si terrible signification que Daniel pâlit:

– Grand Dieu! balbutia-t-il, croyez-vous donc miss Brandon capable…

– De tout, oui, très-positivement… sauf pourtant de s'exposer à des démêlés avec la justice… Je lui ai entendu dire que le fer et le poison sont les armes des imbéciles…

Un étrange sourire glissa sur ses lèvres, et d'un ton d'effrayante ironie:

– Il est vrai, ajouta-t-il, qu'elle a d'autres moyens, moins expéditifs, peut-être, mais plus sûrs, pour supprimer les gens qui la gênent…

Quels moyens?.. Les mêmes sans doute qu'elle avait employés pour se débarrasser du malheureux Kergrist et de ce pauvre Malgat, le caissier de la Société d'escompte mutuel … Moyens purement moraux, basés sur une connaissance exacte du caractère de ses victimes et sur son infernale influence…

Mais c'est vainement que Daniel essaya d'obtenir des éclaircissements. M. de Brévan n'eut plus que des réponses évasives, soit qu'il n'osât découvrir toute sa pensée et dire ses soupçons, soit qu'il suffît pour ses projets ultérieurs de l'affreuse appréhension qu'il venait d'ajouter aux angoisses de son ami.

Son embarras, si visible un instant, avait totalement disparu, comme si, après avoir hésité sur une détermination à prendre, il eût enfin arrêté une résolution…

Après avoir conseillé des concessions, peu à peu il en était revenu au parti d'une résistance à outrance, et ne semblait plus désespérer du succès.

Et lorsqu'enfin il quitta Daniel, ce ne fut pas sans lui avoir fait promettre de le tenir heure par heure au courant des événements; ce ne fut pas surtout sans lui jurer de tenter l'impossible pour arriver à démasquer miss Sarah.

– Comme il la haït!.. se dit Daniel, lorsqu'il se trouva seul, comme il la haït!..

Mais cette haine, précisément, qui la veille déjà avait inquiété Daniel, le troublait de plus en plus et suspendait ses résolutions.

Réfléchissant, il lui paraissait que M. de Brévan se laissait emporter au-delà du vraisemblable et même du possible.

La dernière accusation surtout, n'était-elle pas toute chimérique!..

Qu'une femme jeune et belle, dévorée d'ambitions et de convoitises, joue, le dégoût au cœur, la comédie de l'amour, qu'elle prenne à ses intrigues un vieillard vaniteux et se fasse épouser, faisant ainsi métier et marchandise de sa jeunesse et de sa beauté, c'est une ignominie consacrée par les mœurs et qui se voit tous les jours…

Que cette même femme spécule sur un veuvage prochain qui lui rendrait la liberté avec la fortune, qu'elle l'appelle de tous ses vœux… cela est fréquent encore, bien que déjà plus fort.

Mais de là à épouser un pauvre vieux fou, avec le projet froidement conçu et irrévocablement arrêté de hâter sa fin par un crime, il y a un abîme qui effrayait l'imagination de Daniel.

Enfoncé dans son fauteuil, il se perdait en conjectures, oubliant le temps qui passait, le travail pressé qui restait là, sur son bureau, l'invitation à dîner de M. de la Ville-Handry, et aussi qu'il devait le soir même être admis chez miss Brandon.

La nuit venait, lorsque l'entrée de son concierge, inquiet de ne l'avoir pas vu de la journée, le tira de cette torpeur…

– Ah! je deviens fou! s'écria-t-il en se levant brusquement… Et Henriette qui m'attendait!.. Que doit-elle penser!..

Mlle de la Ville-Handry, à cette heure-là même, en arrivait à ce point où l'incertitude devient un supplice intolérable.

Après avoir espéré Daniel toute la soirée, la veille, après une nuit sans sommeil, elle l'avait attendu tout le jour, comptant les secondes aux battements de ses tempes, tressaillant au roulement de toutes les voitures dans la rue…

Désespérée, sentant sa raison s'égarer, elle délibérait si elle ne devait pas courir rue de l'Université, chez Daniel, quand la porte s'ouvrit.

De cette même voix indifférente dont il prononçait le nom des amis et des ennemis, un domestique annonça:

– M. Daniel Champcey.

D'un bond, Mlle Henriette fut debout.

«Qui vous a retenu? allait-elle s'écrier; qu'arrive-t-il…» Mais les mots expirèrent sur ses lèvres.

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