Fortuné du - Le crime de l'Opéra 1

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Fortuné du Boisgobey

Le crime de l’Opéra 1

La loge sanglante

I. C’est une histoire d’hier

C’est une histoire d’hier.

Le boudoir était tendu de soie bouton d’or, parce qu’elle était brune, cette merveilleuse Julia d’Orcival qui tenait si bien son rang à la tête du grand état-major de la galanterie parisienne. Un feu clair brûlait dans la cheminée, garnie de chenets Louis XVI, des chenets authentiques où s’étaient posés les petits pieds des belles du Versailles d’autrefois. La lueur adoucie d’une lampe en porcelaine du Japon éclairait le réduit capitonné où n’étaient admis que les intimes. On n’entendait pas d’autre bruit que le roulement lointain des voitures qui descendaient le boulevard Malesherbes, et le murmure de l’eau bouillante qui chantait sa chanson dans le samovar de cuivre rouge.

Pourtant, Julia n’était pas seule. Près d’elle, à demi couchée sur une chaise longue, un jeune homme, plongé dans un vaste fauteuil, tortillait sa moustache blonde, et regardait d’un œil distrait une terre cuite de Clodion, représentant des Bacchantes lutinées par des Faunes.

L’élégant cavalier ne songeait guère à cette œuvre d’art, pas plus que la dame ne songeait au splendide tableau de Fortuny qui rayonnait en face d’elle, et qu’elle avait payé une somme folle.

Et s’ils se taisaient, ce n’était pas qu’ils n’eussent rien à se dire, car ils s’observaient à la dérobée, comme deux adversaires d’égale force s’observent avant d’engager les épées.

Un viveur expérimenté aurait jugé à première vue qu’entre ces amoureux il allait être question de choses sérieuses. Un auteur dramatique aurait flairé une situation.

Ce fut Julia qui attaqua la première.

– Gaston, dit-elle en feignant d’étouffer un bâillement, vous êtes lugubre ce soir.

– Il y a des jours où j’ai des idées noires, répondit Gaston.

– Pourquoi pas des vapeurs, comme une jolie femme!

– Je puis bien avoir des nerfs.

– Oui; mais quand vos nerfs sont agacés, il serait charitable de ne pas contraindre votre amie de cœur à s’enfermer avec vous.

– Oh! s’enfermer!

– Parfaitement, mon cher. Vous savez très bien que le lundi est mon jour d’Opéra, et vous me faites dire ce matin par votre valet de chambre que vous avez résolu de me consacrer votre soirée. J’obéis sans murmurer à mon seigneur et maître. J’envoie ma loge à Claudine Rissler qui y amènera, je le crains, des gens de mauvaise compagnie; je pousse le dévouement jusqu’à préparer de mes blanches mains ce thé vert que vous aimez tant; je me fais coiffer à votre goût, quoique les cheveux relevés m’enlaidissent, et j’attends mon Gaston en rêvant de papillons bleus. Patatras! Gaston arrive avec une figure d’enterrement.

»Voyons, mon cher, qu’avez-vous? Si vous jouiez à la Bourse, je croirais que vous venez d’y perdre toute votre fortune, entre midi et trois heures.

Ce discours, commencé sur un ton assez aigre, finissait presque affectueusement, et Gaston ne pouvait guère le prendre de travers; mais le sourire que les doux reproches de Julia amenèrent sur ses lèvres n’était pas de bon aloi.

On aurait juré que le jeune amoureux regrettait d’avoir manqué l’occasion d’une querelle.

– Vous avez raison, dit-il, je suis insupportable, et je mériterais que vous me missiez à la porte. Que voulez-vous! Ce n’est pas ma faute si la vie que je mène m’ennuie.

– Bon! voilà maintenant que vous me dites une impertinence.

– Pas du tout. Je parle de ma vie de désœuvré, de cette existence qui se dépense au Cercle, aux premières , aux courses.

– Et chez Julia d’Orcival.

– De la vie que mon ami Nointel appelle la vie au gardénia, reprit Gaston sans relever la pierre que la dame venait de jeter dans son jardin.

– À propos de gardénia, vous savez que c’est ma fleur de prédilection. Est-ce votre ami Nointel qui vous a conseillé de ne pas m’envoyer de bouquet ce soir?

– Nointel ne me donne pas de conseils, et, s’il m’en donnait, je ne les suivrais pas.

– Pourquoi? Ce joli capitaine est un sage qui vit heureux avec sa petite fortune. Vous qui avez quarante mille francs de rente et qui en aurez cent mille quand vous aurez hérité de votre oncle, vous feriez fort bien de prendre modèle sur votre ami. Il ne joue pas, et on ne lui a jamais connu de maîtresse sérieuse. Imitez-le, mon cher, puisque vous enviez son bonheur.

Julia parlait maintenant d’un ton sec, et les mots partaient de ses lèvres comme des flèches. Elle cherchait évidemment à piquer son amant pour l’obliger à démasquer son jeu, et elle y réussit.

– Ma chère, dit Gaston, je ne songe à imiter personne, mais j’ai vingt-neuf ans, et…

– Et vous êtes d’avis qu’il est temps de vous marier.

Le jeune homme ne répondit pas.

Un éclair passa dans les grands yeux de Julia, mais sa figure ne changea pas d’expression, et ce fut avec un calme parfait qu’elle reprit:

– Alors, vous allez vous marier?

– Moi! jamais!

La réponse fut faite avec tant de conviction qu’elle devait être sincère, et Julia changea aussitôt ses batteries.

– Pourquoi ne vous marierez-vous pas? dit-elle doucement. Vous êtes riche, bien né, bien apparenté. Votre père occupait une haute position dans la magistrature; votre oncle est juge à Paris; votre famille tient à la grande bourgeoisie, qui vaut la noblesse. Vous trouverez facilement une héritière aussi bien dotée par la nature que par ses parents.

– Je vous répète qu’il ne s’agit pas de cela.

– C’est singulier, continua Julia. Le proverbe prétend qu’un malheur n’arrive jamais seul. Croiriez-vous que, moi aussi, je suis en péril de mariage?

– Oh! fit Gaston d’un air assez incrédule.

– Votre étonnement n’est pas poli, mais il ne me blesse pas. Je sais fort bien que je n’ai pas pris le chemin qui mène à la mairie et à l’église. J’aurais pu le suivre, car j’ai été fort bien élevée. J’ai mon brevet d’institutrice, mon cher. Mais j’ai préféré les sentiers fleuris au bout desquels on trouve un hôtel et des titres de rente. C’est pourquoi je ne puis plus épouser un homme comme vous, mais rien n’empêche que j’épouse un étranger. Les préjugés s’arrêtent à la frontière.

– Un étranger! vous quitteriez la France?

– Sans doute. Une couronne de comtesse vaut bien qu’on s’expatrie, et en ce moment il ne tient qu’à moi de devenir comtesse.

– Dans quel pays? demanda Gaston avec une pointe d’ironie.

– En Pologne. Vous connaissez le comte Golymine?

– Celui qu’on a blackboulé à mon cercle. Oui, certes, je le connais.

– De vue, je le sais, mais…

– De réputation aussi.

– Et cette réputation est détestable, n’est-ce pas?

– C’est vous qui l’avez dit.

– Vous savez que le comte m’a follement aimée, il y a trois ans…

– Vous auriez pu m’épargner le désagrément de m’en ressouvenir.

– Et que j’ai rompu avec lui, quoiqu’il dépensât royalement une très grosse fortune.

– Dont tout le monde suspectait l’origine.

– Tout le monde et moi-même. C’est parce que je la suspectais que j’ai quitté Golymine. Mais je puis vous affirmer qu’il a été jugé trop sévèrement. L’or qu’il a semé à pleines mains avait été loyalement gagné par lui en Amérique.

– Au jeu?

– Non, dans les mines de Californie.

– C’est la grâce que je lui souhaite.

– Et moi seule sait ce que vaut au juste ce Slave que tout Paris acceptait quand il était riche. C’est un aventurier; ce n’est pas un escroc. Il a commis des actes blâmables, et il a fait des actions héroïques. Je ne sais comment définir cette étrange nature… Vous avez lu les romans de Cherbuliez. Eh bien! le comte Golymine tient tout à la fois de Ladislas Bolski et de Samuel Brohl.

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