Fortuné du - Le crime de l'Opéra 2

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Lolif, surexcité peut-être par sa présence, venait de faire fausse queue, et son adversaire commençait à profiter de sa maladresse.

Le capitaine n’avait pas plus tôt pris place sur le siège haut perché où trônaient les spectateurs de ce tournoi, qu’un valet de pied vint à lui, portant une lettre sur un plateau d’argent. Nointel regarda l’adresse; elle était d’une écriture qu’il ne connaissait pas, et il décacheta nonchalamment ce pli qui ne l’intéressait guère. Il changea de note en lisant la signature du général Simancas.

– Oh! oh! dit-il tout bas, que peut avoir à me dire ce Péruvien? Voyons un peu.

«Cher monsieur, madame la marquise de Barancos me charge de vous informer qu’elle ne recevra pas aujourd’hui, mardi. Elle est très souffrante d’une névrose qui s’est déclarée subitement hier soir. Mon ami Saint-Galmier pense que cette crise pourra se prolonger quelques jours. J’avais eu l’honneur de dîner hier avec lui chez sa noble cliente, et c’est à cette circonstance que je dois le plaisir de vous écrire. La marquise s’est souvenue que, dimanche, à l’Opéra, vous lui aviez promis une visite; elle a tenu à vous éviter un dérangement, et elle m’a prié de vous exprimer le regret qu’elle éprouve d’être forcée de fermer momentanément sa porte aux personnes qu’il lui serait le plus agréable de recevoir. Croyez, cher monsieur, aux meilleurs sentiments de votre tout dévoué serviteur.»

– Et c’est ce drôle qu’elle choisit pour m’avertir! pensa le capitaine. Voilà un indice grave, plus grave que tous les autres. La Barancos employant Simancas comme secrétaire, et se faisant soigner par Saint-Galmier, c’est on ne peut plus significatif. Il faut que les deux gredins qui la tiennent si bien aient assisté au meurtre. Et si quelqu’un débarrassait d’eux cette marquise, m’est avis qu’elle ne marchanderait pas la reconnaissance à son libérateur. Il s’agit maintenant de décider s’il vaut mieux, dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel, prendre le parti de la dame afin de lui arracher ensuite un aveu, ou bien forcer les deux maîtres chanteurs à la dénoncer. Ce dernier parti est évidemment le plus pratique; mais, pour faire marcher ces coquins, il me faudrait un moyen d’action… il me faudrait posséder la preuve d’une des canailleries qu’ils ont sur la conscience. En attendant que je surprenne un de leurs secrets, je ne renonce pas à pousser ma pointe avec madame de Barancos; nous verrons bien si elle persistera longtemps à me fermer sa porte, comme le dit don José Simancas, qui me paiera cette impertinence un jour ou l’autre.

Ce monologue fut interrompu par des exclamations poussées à propos d’un coup douteux. Lolif prétendait que sa bille avait touché la rouge. Son adversaire contestait le fait, et les parieurs opinaient dans un sens ou dans l’autre. La majorité finalement donna raison à Prébord, et Lolif, qui n’avait plus que trois points à faire pour gagner, fut condamné à laisser le champ libre à l’ennemi qui était à vingt-quatre.

– Je suis flambé, mon capitaine, dit le lieutenant Tréville en s’asseyant à côté de Nointel. Cet imbécile de Lolif va me faire perdre les dix louis que j’ai pariés pour lui, et si vous étiez arrivé cinq minutes plus tard, il gagnait haut la main. Mais aussitôt qu’il aperçoit quelqu’un à qui parler de l’affaire de la d’Orcival, il ne sait plus ce qu’il fait.

– Ma foi! je ne devine pas pourquoi il s’est avisé de m’interpeller à ce propos-là, répondit Nointel en haussant les épaules. Je ne suis pas du tout au courant de ce qui se passe chez les commissaires de police et chez les juges d’instruction.

– Bon! mais vous êtes l’ami intime de Darcy, et Darcy a été l’amant de Julia; Lolif suppose que tout ce qui se rattache au crime de l’Opéra vous intéresse, et il n’en faut pas davantage pour qu’il manque un carambolage sûr. Regardez-moi maintenant ce Prébord. Vous allez le voir jouer la carotte. Ce bellâtre a des instincts de pilier d’estaminet. Il amuse le tapis jusqu’à ce qu’il ait trouvé une bonne série dans un coin. Tenez! il la tient. Voilà les trois billes acculées. Vingt-cinq! vingt-six! vingt-sept! vingt… non, il vient d’attraper un contre . Allons, j’ai encore de l’espoir… pourvu que Lolif n’ait pas une nouvelle distraction.

– Pourquoi ne jouez-vous pas vous-même au lieu de parier?

– Parce que je me fais battre par des mazettes. Je suis trop nerveux, et ces gens-là me font perdre patience. Ils sont tous plus assommants les uns que les autres. Il y a d’abord la tribu des carottiers. Prébord en tête, Verpel qui mène une partie comme une opération à terme, Lenvers qui met les morceaux de blanc dans sa poche pour empêcher son adversaire de s’en servir. Et puis les grincheux, Coulibœuf qui trouve que les lampes n’éclairent pas, et cette vieille culotte de peau de Tartaras qui se plaint qu’on fume pendant qu’il joue.

– Vous avez sir John Cocktail.

– Trop malin pour moi, ce major. D’ailleurs, il ne joue que contre le petit Sigolène, qui ne sait pas tenir sa queue, ou contre Perdrigeon, quand ledit Perdrigeon a trop bien dîné avec des figurantes.

– Et Charmol?

– Charmol? Il me corne aux oreilles les chansons qu’il élucubre pour charmer les membres du Caveau… et pour m’empêcher de caramboler. Sans compter qu’il m’étourdit avec ses tours de force. Il a toujours un pied en l’air. Il joue tout le temps les mains derrière le dos. Il finira par jouer avec son nez. Mais voilà Lolif qui vient de faire deux points. Nous sommes à vingt-neuf. Encore un, et mes dix louis sont doublés. Il faut voir ça de près, conclut le lieutenant Tréville en sautant de la banquette où il s’était juché.

Nointel le laissa partir sans regret, quoiqu’il goûtât assez son langage pittoresque. Nointel, qui était venu là pour se reposer l’esprit, se voyait, bien malgré lui, rejeté dans les réflexions sérieuses par la lettre de Simancas. Il l’avait mise dans sa poche, cette lettre, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser et d’en tirer des conséquences.

– Allons, mon garçon, cria Tréville à Lolif, penché sur le billard, tâchons d’avoir de l’œil et du sang-froid. Le coup est simple et facile. Prenez-moi la bille en tête et un peu à gauche… pas trop d’effet… du moelleux.

– Dites-moi, Lolif, demanda tout à coup Prébord, est-ce vrai ce qu’on m’a raconté… que la cabotine qui a tué la d’Orcival va être mise en liberté?

La question avait été lancée par Prébord juste au moment où son adversaire poussait le coup, longuement visé, qui allait lui assurer le gain de la partie. Et cette question toucha si bien le cœur de Lolif que la bille de Lolif ne toucha pas la rouge. La passion du reportage fit dévier le bras du joueur, qui manqua honteusement le plus élémentaire des carambolages.

Cette faute lourde provoqua de bruyantes exclamations de la galerie, mais Prébord laissa crier les parieurs et compléta ses trente points en trois coups de queue.

– Sacrebleu! dit le colonel, en regardant d’un air furieux l’infortuné Lolif, vous l’avez donc fait exprès? Il fallait me prévenir que vous étiez nerveux comme une femme. Je n’aurais pas perdu quarante francs.

– Lolif a joué comme un fiacre, cria Tréville, mais Prébord ne devait pas lui parler. Ça ne se fait pas, ces choses-là.

– Encore s’il n’avait fait que me parler, murmura piteusement le vaincu; mais m’adresser une question pareille… à moi qui connais l’affaire Lestérel dans ses moindres détails et qui sais parfaitement qu’on n’a pas relâché la prévenue…

– Non, ça ne se fait pas, reprit le lieutenant. Et, en bonne justice, on devrait annuler la partie.

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