Pietro Aretino - L'oeuvre du divin Arétin, première partie

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Antonia. – Et puis?

Nanna. – Et puis, tous s'assirent à une des plus délicates tables qu'il me parut avoir jamais vues. A la place d'honneur, on voyait l'Abbesse ayant à sa gauche messire l'Abbé: après l'Abbesse venait la Trésorière et près d'elle le Bachelier; en face d'eux était assise la Sacristine, et à son côté se tenait le Maître des novices. Suivaient une sœur, un frère et un séculier, et au bas de la table se tenaient je ne sais combien de clercs et d'autres moinillons. Je fus placée entre le Prédicateur et le Confesseur du monastère. Et alors arrivèrent les mets d'une telle qualité que le Pape, osé-je dire, n'en mangea jamais de pareils. Dans le premier assaut, les caquets furent laissés de côté, de manière qu'il semblait que le silence inscrit là où les moines absorbent leur pitance eût pris possession de la bouche de chacun et même des langues, car les bouches faisaient le même murmure que font celles des vers à soie ayant fini de croître quand, ayant longtemps jeûné, ils dévorent les feuilles de cet arbre sous l'ombre duquel avait coutume de se divertir ce pauvret de Pyrame et cette pauvre petite Thisbé; que Dieu les accompagne là-haut, comme il les accompagna ici-bas.

Antonia. – Tu veux parler sans doute des feuilles du mûrier blanc?

Nanna. – Ah! ah! ah!

Antonia. – Que signifie ce rire?

Nanna. – Je ris d'un goinfre de frère, Dieu me le pardonne, qui, tandis qu'il broyait avec deux meules et qu'il avait les joues gonflées comme celui qui sonne de la trompe, mit la bouche au goulot d'un fiasque et le vida tout entier.

Antonia. – Seigneur, étouffe-le!

Nanna. – Et commençant à se rassasier, ils commencèrent à bavarder et, au milieu du dîner, il me semblait être dans le marché de Navone, où l'on entend de toutes parts le bruit des marchandages que font celui-ci et celui-là, avec celui-là et avec ce juif… Et étant déjà rassasiés, ils choisissaient les pointes des ailes de poule, et quelques crêtes, ou bien une tête, et, se l'offrant mutuellement entre hommes et femmes, on eût dit des hirondelles donnant la becquée à leurs petits; et je ne pourrais pas te dire les rires et les éclats de voix qui suivaient l'offre d'un cul de chapon, pas plus qu'il ne me serait possible de pouvoir te dire les disputes qui se faisaient là-dessus.

Antonia. – Quelle paillardise!

Nanna. – Il me venait envie de vomir quand je voyais une sœur mâcher un morceau, puis le faire passer de sa bouche dans celle de son ami.

Antonia. – La salope!

Nanna. – Et le plaisir de manger s'étant changé en ce dégoût qui vous prend dès que l'on a fait cette chose, ils contrefirent les Allemands qui portent des santés. Et le Général prenant un grand verre de Corso et invitant l'Abbesse à faire de même avala tout le vin comme un faux serment. Déjà les yeux de chacun reluisaient à cause de la boisson comme la glace des miroirs, et ternis par le vin, comme le diamant par l'haleine, ils se seraient fermés, de telle façon que toute la bande tombant endormie sur les victuailles aurait changé la table en lit, s'il n'était survenu un joli petit garçon. Il avait en main une corbeille couverte du linge le plus blanc et le plus fin qu'il me semble avoir jamais vu. Que dire de la neige, du givre, du lait? Ce lin surmontait en blancheur la lune en son quinzième jour.

Antonia. – Que fit-il du panier et qu'y avait-il dedans?

Nanna. – Un peu doucement; le petit garçon, avec une révérence à l'espagnole napolitanisée, dit: «Grand bien fasse à Vos Seigneuries!» et il ajouta «Un serviteur de cette belle brigade vous envoie des fruits du Paradis terrestre.» Et ayant découvert le don, il le posa sur la table et voici un éclat de rire qui parut un coup de tonnerre; qui plus est, la compagnie éclata de rire de la façon dont éclate en sanglots la pauvre petite famille qui a vu le père fermer les yeux pour toujours.

Antonia. – Excellentes et nouvelles comparaisons!

Nanna. – A peine eut-on regardé les fruits paradisiaques que les mains, qui déjà commençaient à résonner avec les cuisses, avec les tétons, avec les joues, avec les mollets, et les cornemuses de chacun, avec cette dextérité grâce à laquelle celles des filous se jouent des poches des badauds qui se laissent voler leurs bourses, se précipitèrent sur lesdits fruits, comme la foule se jette sur les cierges que l'on jette de la Loggia le jour de la Chandeleur.

Antonia. – Quels fruits étaient-ce? Dis-le!

Nanna. – C'étaient de ces fruits de verre que l'on fait à Murano de Venise à la semblance du K 23 23 Ce jeu de mots alphabétique s'entend aussi bien en français qu'en italien. , sauf qu'ils ont deux sonnettes dont s'honorerait tout tambour de basque.

Antonia. – Ah! ah! ah! Je te tiens par le bec! Je te tiens comme un poisson pris à l'hameçon.

Nanna. – Et qu'elle était béate, non seulement ravie, celle à qui il arrivait de prendre le plus gros et le plus large! Aucune ne se retint de baiser le sien en disant: «Ceci humiliera la tentation de la chair.»

Antonia. – Que le diable en détruise la semence!

Nanna. – Moi qui faisais ma sucrée campagnarde, donnant quelques œillades aux fruits, je semblais une chatte matoise qui, des yeux, regarde la servante et avec les pattes tente de saisir la viande qu'elle a laissée seule par négligence. Et si la compagne qui était assise près de moi, en ayant pris deux, ne m'en avait donné un pour ne pas paraître trop goulue, j'aurais pris le mien. Et pour abréger, riant et caquetant, l'Abbesse se leva et chacun fit ainsi, et le Benedicite qu'elle dit à la table fut en langue vulgaire.

Antonia. – Laissons aller le Benedicite . Levées de table, où allâtes-vous?

Nanna. – Je vais te le dire, nous allâmes dans une chambre du rez-de-chaussée, large, fraîche, et tout ornée de peintures.

Antonia. – Quelles peintures y avait-il? La pénitence du carême ou bien quoi?

Nanna. – Ah! bien oui! la pénitence! Les peintures étaient telles qu'elles auraient retenu des cagots à les admirer. La chambre avait quatre faces. Sur la première était la vie de Sainte Nafisse 24 24 On devait parler souvent de cette Sainte parmi les prostituées romaines. Elle est citée plusieurs fois dans la Lozana Andaluza , où elle est nommée en espagnol Santa Nefixa . Le chanoine. — Corps de moi!.. Elle est plus habile que Sainte Nafisse, celle qui donna son corps en aumône. (Cahier XXIII.) Trujillo. — Les attouchements et le contact, voilà ce qui guérit, comme l'a dit Sainte Nafisse, celle qui mourut d'amour suave. (Cahier L.) Et plus loin la Lozana la nomme aussi: Il a engeigné la Lozana comme si j'avais été Sainte Nafisse . Sainte Nafisse est également citée au chant III de la Puttana errante . , et on l'y voyait, à l'âge de douze ans, toute pleine de charité, distribuer sa dot aux sbires, aux fripons, aux curés, aux estafiers et à toutes sortes de dignes personnes. Et les biens venant à lui manquer, toute confite en piété, toute humble, elle s'assied, verbi gratia , au milieu du pont Sixte 25 25 Il s'y tenait beaucoup de prostituées. , sans aucun appareil, excepté l'escabeau, la natte, le petit chien et une feuille de papier froissé au bout d'une canne fendue, avec laquelle il semblait qu'elle s'éventât et se garantît des mouches.

Antonia. – Dans quel but restait-elle sur l'escabelle?

Nanna. – Elle y demeurait afin d'accomplir l'œuvre de revêtir ceux qui sont nus. Et si jeunette! comme je l'ai dit, elle se tenait assise, le visage élevé et la bouche ouverte. A la voir, tu aurais dit qu'elle chantait cette chanson où il est dit:

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