Berthe Buxy - La Demoiselle au Bois Dormant

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B. de Buxy

La Demoiselle au Bois Dormant

I

De l'herbe, des saules pleureurs, des roses, une verdure intense et libre; et, parmi cette herbe longue, un peu couchée, dans l'ombre légère et tremblante des saules, sous les guirlandes sveltes des rosiers, de grandes dalles en pierre grise du Jura à peu près uniformes, avec des signes gravés sur lesquels tombaient des feuilles de saule flétries, des aiguilles de pin odorantes, de larges feuilles de rose pâles.

Elles ressemblaient de loin à de vieux cadrans solaires noyés dans le gazon; seulement, c'était des noms d'hommes qu'elles portaient à la place du chiffre des heures.

Il y avait, dans le même enclos, une église grande comme une chapelle, basse, trapue, soutenue par des arcs-boutants qui épaississaient encore ses lignes ramassées.

Le clocher, une tour carrée sans cadran, surmontait la porte principale et n'avait pas d'autre horloge qu'un essaim de corbeaux aux cris desquels les habitants du village de Mirieux prétendaient reconnaître l'heure. Un petit porche s'avançait, appuyé sur ses piliers de bois. La grand'porte, lourdement cloutée de fer, était ouverte et laissait voir, derrière la corde qui pendait du clocher, la profondeur obscure, déserte, du petit temple dans tout l'archaïsme pur de sa pauvreté.

Et, en haut des trois marches disjointes, dans l'encadrement du portail, parut une jeune fille qu'on n'avait pas entendue venir et qui se trouva là comme directement émanée de ce milieu, de cette paix sacrée dont elle portait elle-même l'empreinte.

Jeune fille ou enfant, elle était les deux à la fois plutôt. Elle avait une robe de soie légère, claire, semée de très fines et délicates branchettes de fougère assez espacées, et qui ressemblaient à des ombres de feuillage; les plis abondants de l'étoffe étaient retenus à la taille menue de la jeune fille par une ceinture étroite de velours vert que fixait une boucle de vieil or en forme de feuille de fougère. Un grand chapeau de paille fine mettait dans l'ombre tout son visage. Elle avait aussi des gants de peau blanche, des souliers fauves, et son costume sans âge, qui était à la fois d'un suranné piquant et d'un modernisme extrême, aurait aussi bien convenu à quelque jeune aïeule de portrait.

Elle descendait, à la fin, d'une allure un peu lente et presque sans mouvement visible; elle prit un sentier que marquait à peine une flexion plus persistante, une nuance plus mate de l'herbe; elle marcha vers un groupe de ces pierres qui peuplaient les abords de l'église. Celles-là étaient plus élevées que leurs voisines. La jeune fille s'assit sur l'une d'elles comme elle aurait pris place au bord de la couche d'une amie; et elle regarda les inscriptions qui, toutes, répétaient le nom de Menaudru. Ses yeux revinrent à la pierre sur laquelle elle s'était assise. Il y avait écrit là: Auberte-Anne-Marie de Menaudru, retournée à Dieu dans sa dix-huitième année.

Elle posa l'une de ses mains dégantée sur le dernier prénom, comme pour le cacher ou l'effacer, et elle lut à demi-voix le reste de l'inscription qui ainsi reproduisait exactement son propre nom: Auberte-Anne de Menaudru. Sa voix, au timbre un peu voilé, glissa et s'évanouit dans l'air tiède. Auberte demeura immobile, la main toujours appuyée sur la pierre; mais elle levait la tête pour regarder devant elle et cette attitude, rejetant son chapeau en arrière, découvrait son visage. Elle avait un teint brun pâle, presque ambré, la peau d'une texture particulière, veloutée, qui devenait sur le cou plus fine encore et plus brune, de beaux yeux bleu foncé très longs, des sourcils sombres, nets et réguliers, en forme de croissant, des cheveux brun mordoré, éclairés de longues mèches châtaines, fins, lisses, sans ondulation et dégageant le front. Ils tombaient bien plus bas que sa ceinture en une épaisse natte enfantine.

Et la combinaison des nuances de son teint, de sa chevelure et de ses prunelles se fondait en un ensemble attirant et très doux.

Elle regardait une hauteur boisée, au sommet de laquelle s'élevait sa demeure, le château de Menaudru. Les ombrages géants qui entouraient l'habitation la dissimulaient à demi, et l'on n'entrevoyait que par échappées fugitives des portions de sa masse grise, hardiment plantée. Auberte se leva, secouant les feuilles qui étaient déjà tombées sur elle. Pour sortir du cimetière, elle gagna une petite porte d'où lui arrivaient des vibrations intermittentes, vagues et argentines.

De l'autre côté du mur, derrière la porte, attendait une belle mule d'aspect plantureux, fier et pacifique, plus une petite fille hâlée qui faisait mine de garder la mule; mais il était évident qu'en réalité, c'était la mule qui surveillait la conduite de l'enfant.

Auberte s'approcha, et dit distraitement:

– Laisse Olge, ma petite. Et voilà pour ta peine.

Elle tira une piécette d'un porte-monnaie d'écaille blonde à monture d'argent et de velours bleu très passé, qui avait bien pu appartenir à la première Auberte de Menaudru. Elle se ravisa en regardant la petite figure rougie et morose qui se détournait.

– Tu as encore pleuré, dit-elle avec un accent de réprimande qui ne messayait pas à ses jeunes lèvres sérieuses. Zoé, tu t'es mise en colère! Et qu'est-ce qui t'a meurtri la joue? C'est à ta nourrice que je donnerai ta récompense.

– Excusez-la, demoiselle, dit soudainement une grande paysanne sèche derrière Auberte, c'est une enfant; une enfant tombe souvent, se tale et pleure.

– Mais une enfant sage ne se fâche pas, répliqua Auberte en effleurant du doigt la joue empourprée de la petite fille.

Les yeux de Zoé eurent un éclair qui parut déconcerter Auberte. Elle fit un geste pour attirer à elle l'enfant, mais elle se contenta de dire:

– Tu n'as pas de chagrin, Zoé? personne ne t'a fait du mal?

Zoé ne sembla point entendre.

– Ah! soupira la nourrice Hermance, c'est bien la petite bûche la plus entêtée. La demoiselle veut-elle que nous l'aidions à monter sur sa mule?

– Merci, fit Auberte avec une dignité tranquille, je rentre à pied.

Hermance s'éloigna dans une autre direction, emmenant la petite Zoé. Zoé était nu-pieds, soit qu'elle ne possédât point de chaussures, soit qu'elle eût, comme l'en accusait souvent Hermance, laissé ses sabots dans quelque haie pour faire des nids aux oiseaux. Elle avait, pour tout vêtement, une chemise trop large et une jupe trop courte; son apparence était comique et sauvage. Auberte ne sut pourquoi elle avait le coeur serré en la voyant marcher, si malingre et petite, à côté de la grande femme pondérée qui lui servait de mère.

Auberte referma la petite grille qu'elle venait de franchir, remit dans son aumônière de velours myrte la clef qui était sa propriété personnelle et s'engagea dans une allée.

Le parc de Menaudru touchait au cimetière, avec lequel il communiquait par cette porte, et les châtelains n'avaient point à sortir de chez eux pour venir à l'église. Le parc, immense et touffu, s'étendait sur tout ce flanc de la montagne en une avalanche de verdure parcimonieusement coupée de clairières et de pelouses.

Auberte avait enroulé la bride à son bras et cheminait côte à côte avec Olge. Parfois, elle passait silencieusement la main sur les flancs lustrés de la bête et plongeait, avec une complaisance rêveuse, son regard dans les yeux brillants d'Olge; cela la reposait d'avoir eu à subir le regard farouche et hostile de cette petite rebelle de Zoé.

Olge n'était point une mule ordinaire: le premier coup d'oeil suffisait à vous en convaincre. C'était d'abord une bête de grande valeur par sa beauté, la sûreté impeccable et élégante de son allure, la souplesse ferme de ses membres aux formes parfaites, l'éclat de son poil gris d'argent moiré comme un satin. Mais ces attraits extérieurs, tout rares et précieux qu'ils fussent, n'étaient que peu de chose auprès de ses autres qualités. De fait, elle avait les mouvements d'une intelligence lucide et prompte, et ses yeux, ses yeux humides d'animal tendre, dans lesquels sommeillait une étincelle de malice, avaient un regard si vivant, si parlant, qu'ils vous troublaient comme l'appel d'un coeur humain enfermé dans ce corps de bête.

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