Hector Berlioz - Les grotesques de la musique
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- Название:Les grotesques de la musique
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- ISBN:http://www.gutenberg.org/ebooks/35825
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Eau forte! acide hydro-cyanique.
Telles sont les scènes qu'infligeaient autrefois aux malheureux jurés les facteurs, les joueurs, et les protecteurs des facteurs de pianos; au dire d'un ancien juré libéré, juré de rebut, méchante langue sans doute, car nous ne voyons plus rien de pareil aujourd'hui.
Je reprends ma narration.
Les jurés, lors de la dernière exposition, étaient donc au nombre de sept. Nombre mystérieux, cabalistique, fatidique!.. Les sept sages de la Grèce, les sept branches du flambeau sacré, les sept couleurs primitives, les sept notes de la gamme, les sept péchés capitaux, les sept vertus théologales… ah! pardon, il n'y en a que trois, du moins il n'y en avait que trois, car j'ignore si l'Espérance existe encore.
Mais, je le jure, nous étions sept jurés: un Écossais, un Autrichien, un Belge et quatre Français; ce qui semblerait prouver que la France à elle seule est plus riche en jurés que l'Ecosse, la Belgique et l'Autriche réunies.
Cet aréopage constituait ce qu'on nomme une classe . La classe, après un examen minutieux et attentif de toutes les questions dont elle était saisie, devait ensuite prendre part à une assemblée où cinq ou six autres classes se trouveraient réunies pour former un groupe . Et ce groupe avait à prononcer à la majorité des voix sur la validité des décisions prises isolément par chaque classe. Ainsi la classe chargée d'examiner les tissus de soie et de laine, ou celle qui avait étudié le mérite des orfèvres, ciseleurs, ébénistes, et plusieurs autres classes, voulaient bien nous demander, à nous autres musiciens, si les récompenses avaient été justement données à tels ou tels fabricants de tissus, à tels ou tels marchands de bronze, etc., questions auxquelles mes confrères de la classe de musique semblaient un peu embarrassés de répondre dans les premiers jours. Ces jugements ex abrupto leur paraissaient singuliers; ils n'y étaient pas faits, aucun d'eux n'ayant été appelé à voter de la même façon, quatre ans auparavant, à l'Exposition universelle de Londres, où cet usage était déjà admis, et où j'avais pu faire mon noviciat.
J'eus, il est vrai, un instant d'angoisse assez pénible quand, en 1851, le jour de la première assemblée de notre groupe, les jurés anglais, voyant que je m'abstenais, me sommèrent de voter sur les récompenses proposées pour les fabricants d'instruments de chirurgie. Je pensai aussitôt à tous les bras, à toutes les jambes que ces terribles instruments allaient avoir à couper, aux crânes qu'ils devaient trépaner, aux polypes qu'ils auraient à extraire, aux artères, aux filets nerveux qu'il leur faudrait saisir, aux pierres qu'on leur ferait broyer!!! Et je vais, moi, qui ne sais ni A ni B en chirurgie, moins encore en mécanique et en coutellerie, et qui d'ailleurs, fussé-je à la fois un Amussat et un Charrière, n'ai jamais examiné un seul des dangereux outils dont il est question, je vais dire là, carrément, officiellement, que les instruments de celui-ci sont beaucoup meilleurs que ceux de celui-là, et que monsieur un tel et non pas un autre mérite le premier prix! J'avais la sueur au front et des glaçons dans le dos en y songeant. Dieu me pardonne si, par mon vote, j'ai causé la mort de quelques centaines de blessés anglais, français, piémontais, et même russes, mal opérés en Crimée par suite du prix donné à de mauvais instruments de chirurgie!..
Peu à peu néanmoins mes remords se sont calmés; le feu a bien pris à la mine, mais la montagne n'a pas sauté, comme toujours, et le fourneau ne contient à cette heure qu'une petite quantité d'eau pure . J'ai donné dernièrement à Paris un prix à une clef de Garengeot pour arracher les dents, sans éprouver aucune douleur. D'ailleurs, l'institution des groupes ayant été adoptée en Angleterre et en France, et personne ne s'en étant plaint, il faut bien qu'elle soit bonne, utile, morale, et je n'ai que la honte d'avouer la faiblesse d'intelligence qui me met dans l'impossibilité de comprendre sa raison d'être. – Il y a un peu d'ironie dans votre humilité, direz-vous; sans doute le groupe dont vous faisiez partie aura contrarié la classe des musiciens en infirmant quelques-uns de ses jugements, et vous lui gardez rancune? – Ah! certes, non. Le groupe a essayé à peine deux ou trois fois de soutenir que nous nous étions trompés, et en toute autre occasion nos confrères non musiciens ont levé leur main droite pour le vote affirmatif, avec un ensemble qui les montrait dignes de l'être. Non, ce sont de simples réflexions antiphilosophiques sur les institutions humaines, que je vous donne pour ce qu'elles valent, c'est-à-dire pour rien.
Or nous étions sept dans la loge officielle de la salle du Conservatoire, et chaque jour une fournée de quatre-vingt-dix pianos au moins faisaient gémir sous son poids le plancher du théâtre en face de nous. Trois habiles professeurs jouaient chacun un morceau différent sur le même instrument, en répétant chacun toujours le même; nous entendions ainsi quatre-vingt-dix fois par jour ces trois airs, ou, en additionnant, deux cent soixante-dix airs de piano, de huit heures du matin à quatre heures de l'après-midi. Il y avait des intermittences dans notre état. A certains moments, une sorte de somnolence remplaçait la douleur, et comme, après tout, sur ces trois morceaux il s'en trouvait deux de fort beaux, l'un de Pergolèse et l'autre de Rossini, nous les écoutions alors avec charme; ils nous plongeaient dans une douce rêverie. Bientôt après, il fallait payer son tribut à la faiblesse humaine; on se sentait pris de spasmes d'estomac et de véritables nausées. Mais ce n'est pas ici le cas d'examiner ce phénomène physiologique.
Pour n'être en aucune façon influencés par les noms des facteurs des terribles pianos, nous avions eu l'idée d'étudier ces instruments, sans savoir à qui ni de qui ils étaient. On avait en conséquence caché le nom des facteurs par une large plaque de carton portant un numéro. Les essayeurs pianistes, avant de commencer leur opération, nous criaient du théâtre: Numéro 37, ou numéro 20, etc. Chacun des jurés prenait ses notes d'après cette désignation. Quand ensuite le deux cent soixante-dixième air était exécuté, les jurés, non contents de cette épreuve, descendaient sur le théâtre, examinaient de près le mécanisme de chaque instrument, en touchaient eux-mêmes le clavier, et modifiaient ainsi, s'il y avait lieu, leur première opinion. Le premier jour, on entendit un nombre considérable de pianos à queue. Les sept jurés en distinguèrent tout d'abord six dans l'ordre suivant:
Le nº 9 obtint l'unanimité pour la première place;
Le nº 19 obtint également l'unanimité pour la seconde;
Le nº 5 eut 6 voix sur 7 pour la troisième;
Le nº 11, 4 voix sur 7 pour la quatrième;
Le nº 17, 6 voix pour la cinquième;
Le nº 22, 5 voix pour la sixième.
Les jurés, pensant que la position des pianos sur le théâtre, position plus ou moins rapprochée de certains réflecteurs du son, pouvait rendre les conditions de sonorité inégales, imaginèrent alors d'entendre une seconde fois ces six instruments dans un autre ordre et après les avoir tous déplacés. En outre, pour ne pas subir l'influence d'une première impression, ils tournèrent eux-mêmes le dos à la scène pendant le déplacement des instruments, dont ils connaissaient la couleur, la forme et la place, voulant ignorer où ils allaient être portés. Ils les entendirent ainsi sans se retourner, sans savoir lequel était touché le premier, le second, etc.; et leurs notes consultées ensuite, et les numéros rapprochés du nouveau numéro d'ordre dans lequel on venait de les faire entendre, il se trouva, en fin de compte, que les suffrages s'étaient répartis de la même façon sur les mêmes instruments qu'à la première épreuve, tant les qualités de chacun étaient tranchées. Ce fait est l'un des plus curieux de ce genre que l'on puisse citer; il prouve d'ailleurs le soin minutieux avec lequel le jury s'est acquitté de sa tâche.
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