Hector Berlioz - Les grotesques de la musique

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Il y a des gens, en effet, j'en connais, qui, obligés de lutter avec une montagne d'absurdités, éprouvant au centre de leur cœur une colère incalculable, insuffisante cependant pour faire sauter la montagne, prennent feu tout d'abord, et presque aussitôt se soumettant sans bruit, en souriant même, à la loi de la déraison, voient les foudres de leur volcan se liquéfier jusqu'à nouvel ordre.

Les liquides, ainsi produits, sont ordinairement noirs et d'une extrême amertume; il y en a pourtant d'insipides, d'incolores, il y en a même, telle est leur diversité, qui semblent doux à l'œil et au goût. Ceux-là sont les plus dangereux. Quoi qu'il en soit, bien des fourneaux (ces mines monstres s'appellent ainsi depuis le siège de Sébastopol) ont été allumés, bien des kilogrammes de poudre ont été liquéfiés pendant la laborieuse session des divers jurys appelés à donner ou plutôt à prêter leur avis sur les produits de l'industrie.

Le jury spécial désigné pour examiner les instruments de musique, à la dernière exposition universelle, était formé de sept membres, compositeurs, virtuoses, acousticiens, savants, amateurs et fabricants. Persuadés qu'on les consultait à propos des instruments de musique pour connaître la valeur musicale de ces instruments, ils sont bien vite tombés d'accord sur les moyens à prendre pour en apprécier le mieux possible les qualités de sonorité et de confection, pour rendre justice aux inventions ingénieuses et utiles, pour placer à leur rang les facteurs intelligents. En conséquence, pour n'être en rien distraits de ce travail ardu, plus difficile qu'on ne pense, extrêmement pénible et même douloureux, je puis l'assurer, ils firent transporter successivement dans la salle de concerts du Conservatoire ces milliers d'instruments de toutes sortes, harmonieux, cacophoniques, sonores, bruyants, magnifiques, admirables, inutiles, grotesques, ridicules, rauques, affreux, propres à charmer les anges, à faire grincer des dents les démons, à réveiller les morts, à endormir les vivants, à faire chanter les oiseaux et aboyer les chiens.

On commença par l'examen des pianos. Le piano! A la pensée de ce terrible instrument, je sens un frisson dans mon cuir chevelu; mes pieds brûlent; en écrivant ce nom, j'entre sur un terrain volcanique. C'est que vous ignorez ce que sont les pianos, les marchands de pianos, les fabricants de pianos, les joueurs de piano, les protecteurs et protectrices des fabricants de pianos. Dieu vous préserve de le savoir jamais! Les autres marchands et facteurs d'instruments sont beaucoup moins redoutables. On peut dire d'eux à peu près ce qu'on veut, sans qu'ils se plaignent trop aigrement. On peut donner au plus méritant la première place, sans que tous les autres aient à la fois la pensée de vous assassiner. On peut aller jusqu'à reléguer le pire au dernier rang sans recevoir des bons la moindre réclamation. On peut dire même à l'ami d'un prétendu inventeur: «Votre ami n'a rien inventé, ceci n'est pas nouveau, les Chinois se servent de son invention depuis des siècles!» et voir l'ami désappointé de l'inventeur se retirer presque silencieusement comme eût fait sans doute l'illustre Colomb, si on lui eût appris que des navigateurs scandinaves avaient longtemps avant lui trouvé le continent américain.

Mais le piano! ah! le piano! «Mes pianos, monsieur! vous n'y songez pas. A moi le second rang! A moi une médaille d'argent! moi qui ai inventé l'emploi de la vis pour fixer la cheville voisine de la mortaise du quadruple échappement! Je n'ai pas démérité, monsieur? J'emploie, monsieur, six cents ouvriers; ma maison est toujours ma maison; j'envoie toujours mes produits non seulement à Batavia, à Vittoria, à Melbourne, à San-Francisco, mais dans la Nouvelle-Calédonie, dans l'île de Mounin-Sima, monsieur, à Manille, à Tinian, à l'île de l'Ascension, à Hawaï; il n'y a pas d'autres pianos que mes pianos à la cour du roi Kamehameha III, les mandarins de Pékin ne prisent que mes pianos, monsieur, on n'en entend pas d'autres à Nangasaki, monsieur… et à Saint-Germain-en-Laye; oui, monsieur. Et vous venez me parler de médaille d'argent, quand la médaille d'or serait pour moi une fort médiocre distinction! et vous ne m'avez pas seulement proposé pour le grand cordon de la légion d'Honneur! Vous me la baillez belle! Mais nous verrons, monsieur, cela ne se passera pas ainsi. Je proteste, je protesterai; j'irai trouver l'Empereur, j'en appellerai à toutes les cours de l'Europe, à toutes les présidences du Nouveau-Monde. Je publierai une brochure! Ah! bien oui, une médaille d'argent à l'inventeur de l'échappement de la cheville qui fixe la vis de la quadruple mortaise!!!»

Ceci met le feu, vous pouvez le penser, aux mille kilogrammes de poudre qui sont dans la montagne. Mais comme il est absolument impossible de répondre ainsi qu'il conviendrait à de pareilles exclamations, et de faire sauter… la montagne, la condensation des gaz s'opère, et il ne reste au fond du fourneau qu'un peu d' eau insipide .

Ou bien: «Hélas! monsieur, je n'ai donc pas la première médaille?.. Il est donc vrai? une pareille iniquité a pu être accomplie?.. Mais on reviendra là-dessus, et j'ose vous demander votre voix, votre énergique intervention!.. Vous me refusez?.. Oh! c'est incroyable! Mes pianos n'ont pourtant pas démérité; je fais toujours d'excellents pianos qui peuvent soutenir la lutte avec tous les pianos. Ce n'est pas un musicien tel que vous, monsieur, qui pourrait s'abuser à cet égard… Je suis ruiné, monsieur… Monsieur, je vous en supplie, accordez-moi votre voix… Oh! mais, c'est affreux! Monsieur, je vous en conjure… voyez mes larmes… je n'ai plus d'autre refuge que… la Seine… j'y cours… Ah! c'est de la férocité! je n'eusse jamais cru cela de vous… Mes pauvres enfants!..»

On ne peut encore rien faire sauter.

Eau de mélisse!

Ou bien: «J'arrive d'Allemagne, et l'on y rit beaucoup de votre jury. Comment! ce n'est pas le premier facteur de pianos qui est le premier? il serait donc devenu le second? il aurait donc démérité? Cela a-t-il le sens commun? et le second serait devenu le premier? A-t-on jamais vu rien de semblable? Vous allez recommencer tout cela, je l'espère, pour vous au moins. Certainement je ne connais pas ce merveilleux piano que vous avez couronné; je ne l'ai ni vu ni entendu; mais c'est égal, une telle décision vous couvre tous de ridicule.»

Eau de Cologne!

Ou bien: «Je viens, monsieur, pour une petite affaire… une affaire. C'est par erreur, sans doute, que les pianos de ma maison ont été déclassés; car tout le monde sait que ma maison n'a pas démérité. L'opinion publique a déjà fait justice de cette… erreur, et vous allez recommencer l'examen des pianos. Or, pour qu'il n'y ait pas de nouvelle bévue commise, je prends la liberté d'éclairer messieurs les membres du jury sur la force de ma maison. Je fais de nombreuses et importantes affaires… et ni mes associés ni moi nous ne regardons à… des… sacrifices… nécessaires dans certaines… circonstances… Il n'y a qu'à bien comprendre…» A un certain froncement de sourcils du juré, l'homme d'affaires voit qu'on ne… comprend pas et se retire.

Eau-de-vie camphrée!

Ou bien: «Monsieur, je viens…

« – Vous venez pour vos pianos?

« – Sans doute, monsieur.

« – Votre maison n'a pas démérité, n'est-ce pas? Nous allons recommencer l'examen; il vous faut la première médaille?

« – Certes, Monsieur!

« – Feux et tonnerres!..»

Le juré quitte son salon, et ferme violemment une porte derrière lui, en en faisant sauter la serrure.

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