Rudyard Kipling - Le livre de la Jungle

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Maximes de Baloo.

Tout ce que nous allons dire ici arriva quelque temps avant que Mowgli eût été banni du clan des loups de Seeonee, ou se fût vengé sur Shere Khan, le tigre.

C’était aux jours où Baloo lui enseignait la Loi de la Jungle. Le grand ours brun, vieux et grave, se réjouissait d’un élève à l’intelligence si prompte; car les jeunes loups ne veulent apprendre de la Loi de la Jungle que ce qui concerne leur clan et leur tribu, et décampent, dès qu’ils peuvent répéter le refrain de chasse: «Pieds qui ne font pas de bruit; yeux qui voient dans l’ombre; oreilles tendues au vent, du fond des cavernes, et dents blanches pour mordre: qui porte ces signes est de nos frères, sauf Tabaqui le Chacal et l’Hyène que nous haïssons.» Mais Mowgli, comme petit d’homme, en dut apprendre bien plus long.

Quelquefois Bagheera, la panthère noire, venait, en flânant, au travers de la jungle, voir ce que devenait son favori, et restait à ronronner, la tête contre un arbre, pendant que Mowgli récitait à Baloo la leçon du jour. L’enfant savait grimper presque aussi bien qu’il savait nager, et nager presque aussi bien qu’il savait courir: aussi Baloo, le professeur de la Loi, lui apprenait-il les Lois des Bois et des Eaux: à distinguer une branche pourrie d’une branche saine; à parler poliment aux abeilles sauvages quand il rencontrait par surprise un de leurs essaims à cinquante pieds au-dessus du sol; les paroles à dire à Mang, la chauve-souris, quand il la dérangeait dans les branches au milieu du jour; et la façon d’avertir les serpents d’eau dans les mares avant de plonger au milieu d’eux. Dans la jungle, personne n’aime à être dérangé, et on y est toujours prêt à se jeter sur l’intrus.

En outre, Mowgli apprit également le cri de chasse de l’Étranger, qu’un habitant de la Jungle, toutes les fois qu’il chasse hors de son terrain, doit répéter à voix haute jusqu’à ce qu’il ait reçu la réponse. Traduit, il signifie: «Donnez-moi liberté de chasser ici, j’ai faim»; la réponse est: «Chasse donc pour ta faim, mais non pour ton plaisir.»

Tout cela vous donnera une idée de ce que Mowgli avait à apprendre par cœur; et il se fatiguait beaucoup d’avoir à répéter cent fois la même chose. Mais, comme Baloo le disait à Bagheera, un jour que Mowgli avait reçu la correction d’un coup de patte et s’en était allé bouder:

– Un petit d’homme est un petit d’homme, et il doit apprendre toute… tu entends bien, toute la Loi de la Jungle.

– Oui, mais il est tout petit, songes-y, dit la panthère noire, qui aurait gâté Mowgli si elle avait fait à sa guise. Comment sa petite tête peut-elle garder tous tes longs discours?

– Y a-t-il quelque chose dans la Jungle de trop petit pour être tué? Non. C’est pourquoi je lui enseigne tout cela, et c’est pourquoi je le corrige, oh! très doucement, lorsqu’il oublie.

– Doucement! Tu t’y connais, en douceur, vieux Pied de Fer, grogna Bagheera. Elle lui a joliment meurtri le visage, aujourd’hui, ta… douceur. Fi!

– J’aime mieux le voir meurtri de la tête aux pieds par moi qui l’aime, que de lui voir arriver du mal à cause de son ignorance, répondit Baloo avec beaucoup de chaleur. Je suis en train de lui apprendre les Maîtres Mots de la jungle appelés à le protéger auprès des oiseaux, du Peuple Serpent, et de tout ce qui chasse sur quatre pieds, sauf de son propre clan. Il peut maintenant, s’il veut seulement se rappeler les mots, réclamer protection à toute la jungle. Est-ce que cela ne vaut pas une petite correction?

– Eh bien, en tous cas, prends garde à ne point tuer le petit d’homme. Ce n’est pas un tronc d’arbre bon à aiguiser tes griffes émoussées. Mais quels sont ces Maîtres Mots? Je suis apparemment plutôt faite pour accorder de l’aide que pour en demander. – Bagheera étira une de ses pattes pour en admirer les griffes dont l’acier bleu s’aiguisait au bout comme un ciseau à froid. – Toutefois, j’aimerais à savoir.

– Je vais appeler Mowgli pour qu’il te les dise… s’il est disposé. Viens, Petit Frère!

– Ma tête sonne comme un arbre à abeilles, dit une petite voix maussade au-dessus de leurs têtes.

Et Mowgli se laissa glisser le long d’un tronc d’arbre. Il avait la mine fâchée, et ce fut avec indignation qu’au moment de toucher le sol il ajouta:

– Je viens pour Bagheera et non pour toi, vieux Baloo!

– Cela m’est égal, – dit Baloo, froissé et peiné. – Répète alors à Bagheera les Maîtres Mots de la jungle, que je t’ai appris aujourd’hui.

– Les Maîtres Mots pour quel peuple? – demanda Mowgli, charmé de se faire valoir. – La jungle a beaucoup de langues, et moi je les connais toutes.

– Tu sais quelque chose, mais pas grand’chose… Vois, Bagheera, ils ne remercient jamais leur maître. Jamais le moindre louveteau vint-il remercier le vieux Baloo de ses leçons?.. Dis le mot pour les Peuples Chasseurs, alors… grand savant.

– Nous sommes du même sang, vous et moi, dit Mowgli en donnant aux mots l’accent ours dont se sert tout le peuple chasseur.

– Bien… Maintenant, pour les oiseaux.

Mowgli répéta, en ajoutant le cri du vautour à la fin de la sentence.

– Maintenant pour le Peuple Serpent, dit Bagheera.

La réponse fut un sifflement tout à fait indescriptible, après quoi Mowgli se donna du pied dans le derrière, battit des mains pour s’applaudir lui-même, et sauta sur le dos de Bagheera, où il s’assit de côté, pour jouer du tambour avec ses talons sur la fourrure luisante, et faire à Baloo les plus affreuses grimaces qu’il pût imaginer.

– Là… là! Cela valait bien une petite correction, dit avec tendresse l’ours brun. Un jour tu pourras te souvenir de moi.

Puis il se retourna pour dire à Bagheera comment l’enfant avait appris les Maîtres Mots de Hathi, l’éléphant sauvage, qui sait tout ce qui a rapport à ces choses, et comment Hathi avait mené Mowgli à une mare pour apprendre d’un serpent d’eau le mot des Serpents, que Baloo ne pouvait prononcer; et comment Mowgli se trouvait maintenant suffisamment garanti contre tous accidents possibles dans la Jungle, parce que ni serpent, ni oiseau, ni bête à quatre pattes ne lui ferait de mal.

– Personne n’est donc à craindre, – conclut Baloo, en caressant avec orgueil son gros ventre fourré.

– Sauf ceux de sa propre tribu, – dit à voix basse Bagheera.

Puis, tout haut, s’adressant à Mowgli:

– Fais attention à mes côtes, petit Frère; qu’as-tu donc à danser ainsi?

Mowgli, voulant se faire entendre, tirait à pleine fourrure sur l’épaule de Bagheera, et lui donnait de forts coups de pieds. Quand, enfin, tous deux prêtèrent l’oreille, il cria à pleins poumons:

– Moi aussi, j’aurai une tribu à moi, une tribu à conduire à travers les branches toute la journée.

– Quelle est cette nouvelle folie, petit bâtisseur de chimères? dit Bagheera.

– Oui, et pour jeter des branches et de la crotte au vieux Baloo, continua Mowgli. Ils me l’ont promis. Ah!

Whoof!

La grosse patte de Baloo jeta Mowgli à bas du dos de Bagheera, et l’enfant, qui restait étendu entre les grosses pattes de devant, put voir que l’ours était en colère.

– Mowgli, dit Baloo, tu as parlé aux Bandar-Log… le Peuple Singe.

Mowgli regarda Bagheera pour voir si la panthère était en colère aussi: les yeux de Bagheera étaient aussi durs que des pierres de jade.

– Tu as été avec le Peuple Singe… les singes gris… le peuple sans loi… les mangeurs de tout. C’est une grande honte.

– Quand Baloo m’a fait du mal à la tête – dit Mowgli (il était encore sur le dos), – je suis parti, et les singes gris sont descendus des arbres pour s’apitoyer sur moi. Personne autre ne se souciait de moi.

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