George Gordon Byron - Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8

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LORÉDANO

Je suis sans craintes.

LE DOGE

Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais tel que vous me supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de craindre. Cependant, haïssez-moi; je n'en ai pas de souci.

LORÉDANO

Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût dépendre de la volonté d'un Doge; j'entends la volonté publiquement exprimée.

LE DOGE

Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais du moins, par ma famille, mes facultés et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le savent bien ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis ont tout fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant ou depuis mon élection, si j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul mot de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans toutes les circonstances, j'ai montré le plus grand respect pour les lois, pour celles même que vous avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que comme une des voix coupables). Avec la vénération d'un prêtre à l'autel, au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, les avantages, la gloire, la sécurité de la chose publique. Maintenant, j'écoute votre message.

LORÉDANO

Il est décrété que, sans répéter une dernière fois la torture, sans poursuivre une instruction qui ne tendrait qu'à mieux prouver l'endurcissement du coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne désavouant pas la lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira sur le même vaisseau qui l'avait amené.

MARINA

Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible tribunal. Que ne pense-t-il de même? cette sentence serait la plus heureuse que l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais contre tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi odieuse.

LE DOGE

Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne.

MARINA

En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil?

LORÉDANO

Quant à cela, les Dix ont gardé le silence.

MARINA

Je le présumais bien: cette mention eût également été trop compatissante. Mais il n'y a pas de défense?

LORÉDANO

Il n'en a pas été parlé.

MARINA, au Doge

Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder cette grande faveur; (à Lorédano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas à la demande que je fais d'accompagner mon époux?

LE DOGE

Je ferai mes efforts.

MARINA

Et vous, seigneur?

LORÉDANO

Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément du tribunal.

MARINA

L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets de-

LE DOGE

Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez ainsi?

MARINA

En présence d'un souverain, et de l'un de ses sujets.

LORÉDANO

Sujet!

MARINA

Oh! cela vous offense. – Eh bien! vous êtes son égal, vous le croyez, j'y consens; mais ce que vous ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas s'il n'était qu'un paysan: – vous êtes donc un prince, un sublime prince; mais que suis-je donc, moi?

LORÉDANO

La fille d'une noble race.

MARINA

Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit, par sa présence, d'imposer silence à mes libres pensées?

LORÉDANO

Les juges de votre époux.

LE DOGE

Et le respect dû aux plus légers des mots qui tombent de la bouche des maîtres de Venise.

MARINA

Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrayés, pour vos marchands, vos esclaves de Grèce et de Dalmatie, pour vos tributaires, vos citoyens stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos espions, vos forçats de toute espèce. Je le sais, grâce à vos enlèvemens, à vos noyades nocturnes, aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses assemblées, à vos jugemens secrets, à vos exécutions subites, à votre Pont des Soupirs , à votre chambre de dernière agonie, à vos instrumens de torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que vous étiez des êtres d'un autre monde plus méchant encore; réservez pour eux ces avis: je ne les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans l'infernal procès de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez traité: – vous l'avez déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa personne. Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand même je serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espère, n'est pas?

LE DOGE

Vous l'entendez, elle a perdu la raison.

MARINA

La prudence, peut-être, mais non pas la raison.

LORÉDANO

Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de ces portes le souvenir des paroles prononcées dans cette enceinte: j'en excepte celles qui concernent le service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi. Doge! avez-vous quelque réponse à faire?

LE DOGE

Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père.

LORÉDANO

Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au Doge .

LE DOGE

Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spécial, ou qu'il exposera lui-même ses intentions; quant au père. -

LORÉDANO

Je n'oublierai pas ce qui me concerne. – Adieu! je baise les mains de l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge.

(Lorédano sort.)
MARINA

Êtes-vous content?

LE DOGE

Je suis tel que vous voyez.

MARINA

Et cela est encore un mystère.

LE DOGE

Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les éclaircir, sauf celui qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits privilégiés qui long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité, qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigué leur intelligence et leur cœur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur l'adepte qui l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent à la fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beauté, de la naissance, de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons du destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il nous avait donné . Pour le reste, la nudité, les passions basses, les frivoles vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il nous faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les craindre dans le plus humble sort, c'est que là, la faim rend sourd à tout autre besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer pour obtenir sa nourriture; c'est que là, toutes les passions se taisent devant la crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur, – de la première créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du prince comme celle du mendiant, dépend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose plus léger encore que leur souffle; notre existence tient à des jours, les jours à des saisons, et tout notre être sur ce qui est indépendant de nous . – Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des esclaves: – rien ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons conduire, c'est nous que l'on traîne, – jusqu'à la mort, fantôme qui se présente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons péché dans quelque autre monde antérieur, et que celui-ci en soit l'enfer! Heureusement, il n'est point éternel.

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