Théophile Gautier - Romans et contes
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Théophile Gautier
Romans et contes
AVATAR
I
Personne ne pouvait rien comprendre à la maladie qui minait lentement Octave de Saville. Il ne gardait pas le lit et menait son train de vie ordinaire; jamais une plainte ne sortait de ses lèvres, et cependant il dépérissait à vue d’œil. Interrogé par les médecins que le forçaient à consulter la sollicitude de ses parents et de ses amis, il n’accusait aucune souffrance précise, et la science ne découvrait en lui nul symptôme alarmant: sa poitrine auscultée rendait un son favorable, et à peine si l’oreille appliquée sur son cœur y surprenait quelque battement trop lent ou trop précipité; il ne toussait pas, n’avait pas la fièvre, mais la vie se retirait de lui et fuyait par une de ces fentes invisibles dont l’homme est plein, au dire de Térence.
Quelquefois une bizarre syncope le faisait pâlir et froidir comme un marbre. Pendant une ou deux minutes on eût pu le croire mort; puis le balancier, arrêté par un doigt mystérieux, n’étant plus retenu, reprenait son mouvement, et Octave paraissait se réveiller d’un songe. On l’avait envoyé aux eaux; mais les nymphes thermales ne purent rien pour lui. Un voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. Ce beau soleil si vanté lui avait semblé noir comme celui de la gravure d’Albert Durer; la chauve-souris qui porte écrit dans son aile ce mot, melancholia , fouettait cet azur étincelant de ses membranes poussiéreuses et voletait entre la lumière et lui; il s’était senti glacé sur le quai de la Mergellina, où les lazzaroni demi-nus se cuisent et donnent à leur peau une patine de bronze.
Il était donc revenu à son petit appartement de la rue Saint-Lazare et avait repris en apparence ses habitudes anciennes.
Cet appartement était aussi confortablement meublé que peut l’être une garçonnière. Mais comme un intérieur prend à la longue la physionomie et peut-être la pensée de celui qui l’habite, le logis d’Octave s’était peu à peu attristé; le damas des rideaux avait pâli et ne laissait plus filtrer qu’une lumière grise. Les grands bouquets de pivoine se flétrissaient sur le fond moins blanc du tapis; l’or des bordures encadrant quelques aquarelles et quelques esquisses de maîtres avait lentement rougi sous une implacable poussière; le feu découragé s’éteignait et fumait au milieu des cendres. La vieille pendule de Boule incrustée de cuivre et d’écaille verte retenait le bruit de son tic-tac, et le timbre des heures ennuyées parlait bas comme on fait dans une chambre de malade; les portes retombaient silencieuses, et les pas des rares visiteurs s’amortissaient sur la moquette; le rire s’arrêtait de lui-même en pénétrant dans ces chambres mornes, froides et obscures, où cependant rien ne manquait du luxe moderne. Jean, le domestique d’Octave, s’y glissait comme une ombre, un plumeau sous le bras, un plateau sur la main, car, impressionné à son insu de la mélancolie du lieu, il avait fini par perdre sa loquacité. – Aux murailles pendaient en trophée des gants de boxe, des masques et des fleurets; mais il était facile de voir qu’on n’y avait pas touché depuis longtemps; des livres pris et jetés insouciamment traînaient sur tous les meubles, comme si Octave eût voulu, par cette lecture machinale, endormir une idée fixe. Une lettre commencée, dont le papier avait jauni, semblait attendre depuis des mois qu’on l’achevât, et s’étalait comme un muet reproche au milieu du bureau. Quoique habité, l’appartement paraissait désert. La vie en était absente, et en y entrant on recevait à la figure cette bouffée d’air froid qui sort des tombeaux quand on les ouvre.
Dans cette lugubre demeure où jamais une femme n’aventurait le bout de sa bottine, Octave se trouvait plus à l’aise que partout ailleurs, – ce silence, cette tristesse et cet abandon lui convenaient; le joyeux tumulte de la vie l’effarouchait, quoiqu’il fît parfois des efforts pour s’y mêler; mais il revenait plus sombre des mascarades, des parties ou des soupers où ses amis l’entraînaient; aussi ne luttait-il plus contre cette douleur mystérieuse, et laissait-il aller les jours avec l’indifférence d’un homme qui ne compte pas sur le lendemain. Il ne formait aucun projet, ne croyant plus à l’avenir, et il avait tacitement envoyé à Dieu sa démission de la vie, attendant qu’il l’acceptât. Pourtant, si vous vous imaginiez une figure amaigrie et creusée, un teint terreux, des membres exténués, un grand ravage extérieur, vous vous tromperiez; tout au plus apercevrait-on quelques meurtrissures de bistre sous les paupières, quelques nuances orangées autour de l’orbite, quelque attendrissement aux tempes sillonnées de veines bleuâtres. Seulement l’étincelle de l’âme ne brillait pas dans l’œil, dont la volonté, l’espérance et le désir s’étaient envolés. Ce regard mort dans ce jeune visage formait un contraste étrange, et produisait un effet plus pénible que le masque décharné, aux yeux allumés de fièvre, de la maladie ordinaire.
Octave avait été, avant de languir de la sorte, ce qu’on nomme un joli garçon, et il l’était encore: d’épais cheveux noirs, aux boucles abondantes, se massaient, soyeux et lustrés, de chaque côté de ses tempes; ses yeux longs, veloutés, d’un bleu nocturne, frangés de cils recourbés, s’allumaient parfois d’une étincelle humide; dans le repos, et lorsque nulle passion ne les animait, ils se faisaient remarquer par cette quiétude sereine qu’ont les yeux des Orientaux, lorsqu’à la porte d’un café de Smyrne ou de Constantinople ils font le kief après avoir fumé leur narguilhé. Son teint n’avait jamais été coloré, et ressemblait à ces teints méridionaux d’un blanc olivâtre qui ne produisent tout leur effet qu’aux lumières; sa main était fine et délicate, son pied étroit et cambré. Il se mettait bien, sans précéder la mode ni la suivre en retardataire, et savait à merveille faire valoir ses avantages naturels. Quoiqu’il n’eût aucune prétention de dandy ou de gentleman rider, s’il se fût présenté au Jockey-Club, il n’eût pas été refusé.
Comment se faisait-il que, jeune, beau, riche, avec tant de raisons d’être heureux, un jeune homme se consumât si misérablement? Vous allez dire qu’Octave était blasé, que les romans à la mode du jour lui avaient gâté la cervelle de leurs idées malsaines, qu’il ne croyait à rien, que de sa jeunesse et de sa fortune gaspillées en folles orgies il ne lui restait que des dettes; – toutes ces suppositions manquent de vérité. – Ayant fort peu usé des plaisirs, Octave ne pouvait en être dégoûté; il n’était ni splénétique, ni romanesque, ni athée, ni libertin, ni dissipateur; sa vie avait été jusqu’alors mêlée d’études et de distractions comme celle des autres jeunes gens; il s’asseyait le matin au cours de la Sorbonne, et le soir il se plantait sur l’escalier de l’Opéra pour voir s’écouler la cascade des toilettes. On ne lui connaissait ni fille de marbre ni duchesse, et il dépensait son revenu sans faire mordre ses fantaisies au capital, – son notaire l’estimait; – c’était donc un personnage tout uni, incapable de se jeter au glacier de Manfred ou d’allumer le réchaud d’Escousse. Quant à la cause de l’état singulier où il se trouvait et qui mettait en défaut la science de la faculté, nous n’osons l’avouer, tellement la chose est invraisemblable à Paris, au dix-neuvième siècle, et nous laissons le soin de la dire à notre héros lui-même.
Comme les médecins ordinaires n’entendaient rien à cette maladie étrange, car on n’a pas encore disséqué d’âme aux amphithéâtres d’anatomie, on eut recours en dernier lieu à un docteur singulier, revenu des Indes après un long séjour, et qui passait pour opérer des cures merveilleuses.
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