Judith Gautier - Le collier des jours
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Judith Gautier
Le collier des jours Souvenirs de ma vie
«Je contemple an instant, des yeux de la mémoire,
Le vaste horizon du passé.
Mes ans évanouis à mes pieds se déploient
Comme une plaine obscure où quelques points chatoient
D'un rayon de soleil frappés
Sur les plans éloignés, qu'un brouillard d'oubli cache,
Une époque, un détail nettement se détache,
Et revit à mes yeux trompés.»
I
J'ai commencé la vie par une passion.
Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, c'est cependant tout à fait certain, et cette passion, qui eut, comme toujours, ses joies et ses peines, aboutit à un chagrin dont la violence n'a jamais été, pour moi, égalée.
On m'a raconté que j'avais montré beaucoup de répugnance à venir au monde: la figure voilée de mon bras replié, je me refusais obstinément à faire mon entrée dans cette vie, et, y ayant été contrainte, je manifestai mon déplaisir par un véritable accès de fureur: j'avais saisi, en criant, les doigts du médecin et je m'y cramponnais de telle façon, qu'incapable d'agir, il fut obligé de les secouer vivement et s'écria, très stupéfait:
– Mais qu'est-ce que c'est qu'un pareil petit monstre?..
Mon agresseur était le docteur Aussandon, un héros et un titan, qui arrêtait les chevaux emportés et se plaisait à aller se mesurer, dans les cirques, avec les hercules célèbres. Mais j'ignorais ces hauts faits, et, nullement intimidée, j'avais accepté le combat.
Je me suis fait souvent raconter par ma mère cet incident qui me semblait prophétique, et exprimait si bien l'opinion que je devais avoir, plus tard, de l'existence.
II
Ma mère, qui était Milanaise, faisait alors partie de l'illustre troupe des Italiens, avec sa cousine germaine, Giulia Grisi, avec Mario, Lablache, et tant d'autres glorieux artistes. Elle ne pouvait donc s'embarrasser d'un enfant, et je fus mise en nourrice, dans la banlieue de Paris.
C'est là que germa et grandit, en même temps que moi, cette passion pour celle à qui on m'avait confiée, si exclusive et si forte, qu'elle détermina dans mon cerveau à peine formé, une très singulière précocité de sentiments.
J'ai peine à comprendre comment il se peut que mes plus anciens souvenirs soient d'une nature aussi compliquée. Ils sont si nets, si précis, qu'il faut bien y croire, cependant. Les plus reculés sont certainement les plus vivaces. Ces premières lignes, écrites sur la page blanche de la vie, réapparaissent comme tracées en caractères plus gros, plus espacés, au-dessus des lignes, qui, par la suite, de plus en plus se serrent et s'enchevêtrent.
Et toujours cette éclosion brusque d'un sentiment, sans doute fugitif, mais si vif, qu'il est pour moi inoubliable, fixe du même coup, dans ma mémoire, le décor et les circonstances dans lesquels il s'est produit.
Ma première rencontre avec moi-même eut lieu dans ce logis de ma nourrice, à l'époque où l'on commençait à me sevrer.
Je revois la scène avec une netteté extrême, et il me semble que les êtres et les objets qui m'entouraient, et devaient m'être déjà familiers, je les vois pour la première fois. Savais-je déjà parler? Je ne me souviens pas d'avoir prononcé, ce jour-là, un seul mot; mais certainement, j'ai compris ce qui fut dit, alors, autour de moi.
C'était au moment d'un repas, et toute la famille était réunie. La table à manger, placée dans un angle, près d'une fenêtre, formait un carré long, appuyé de deux côtés à la muraille. J'étais sur les genoux de ma nourrice qui me faisait manger de la bouillie, qu'elle portait à ses lèvres à chaque cuillerée, pour s'assurer que ce n'était pas trop chaud.
Une discussion s'engagea; on reprochait au père, un peu ivrogne et mal portant, de boire trop de vin; mais il n'entendait pas raison, haussait la voix, se fâchait même: se fâchait contre Elle! C'est cela sans doute qui écarta, pour un instant, les brumes de mon esprit d'enfant. Avec une résolution brusque, je m'étendis sur la table, allongeant les bras pour saisir le verre, à demi plein de vin, que j'empoignai à deux mains, puis, échappant à ma nourrice, je me glissai à terre.
La surprise avait arrêté net la discussion et on regardait ce que j'allais faire.
De mon pas titubant, avec beaucoup de gravité, je me dirigeai vers la fontaine, placée à un autre bout de la pièce. Cela me paraissait très loin. J'y arrivai pourtant, et, tournant un des robinets, je remplis d'eau le verre. Avec plus de solennité encore et une attention extrême pour ne rien verser, je revins et je tendis le verre, ainsi corrigé, au coupable. Il le prit en riant et le vida; et l'on me fit une ovation, tandis que j'escaladais les genoux de la chérie, sauvée, par moi!..
III
Ma nourrice portait un nom grec; elle s'appelait: Damon.
C'était une de ces natures fines et rares comme on en rencontre quelquefois dans les milieux les plus contraires. Une créature tout en tendresse, dévouement, abnégation, et qui avait l'intuition des plus subtiles délicatesses. Elle était mince, blonde, avec des yeux délicieux, envoûtés dans la pénombre de profondes orbites, des mains pâles veinées de bleu, la voix très douce.
Toujours elle portait un petit châle, attaché aux épaules par des épingles, et un serre-tête blanc bordé d'une auréole tuyautée.
Elle devait avoir plus de trente ans, lorsqu'on me mit dans ses bras, car, de ses quatre enfants, Marie, Sidonie, Pauline et Eugène, l'aînée était en âge d'être mariée.
Le très humble logis était situé aux Batignolles, impasse d'Antin, une petite ruelle qui s'ouvrait sur le boulevard. Il était composé de deux pièces carrelées et d'un cabinet noir, où couchait Sidonie; mais il y avait une autre chambre, sur le même palier, pour Marie et Pauline. Eugène, mon frère de lait, était sans doute en nourrice ailleurs, car je ne le vis que plus tard. Les fenêtres ne donnaient pas sur l'impasse, mais sur un petit jardin, qui fut mon premier horizon.
La seule vision qui me reste de mon berceau me vient d'une grande terreur que j'eus, y étant couchée, mais je le vois très nettement au point que je pourrais le dessiner. C'était un carré de bois jaune, sans rideaux, dont la partie la plus haute, à jours, était formée de petits balustres. Il était placé dans la seconde pièce, tout de suite près de la porte et en face du lit de ma nourrice.
Je devais être malade, avec la fièvre, sans doute; un médecin était venu et avait ordonné l'effroyable chose qui suivit: on voulait me faire dévorer par une bête noire et visqueuse: une sangsue!
Je me vois, debout sur le lit, me débattant avec des cris frénétiques; puis enjambant la balustrade et échappée aux bras qui me retenaient, courant nu-pieds, sur le carreau froid. Je voulais gagner l'escalier, me sauver dehors. On me rattrapa, on me supplia: ma pauvre nounou pleurait; mais je ne parvins pas à surmonter l'horreur: l'affreuse bête ne suça pas mon sang.
IV
L'enfant Jésus confié à une famille chrétienne n'eût certes pas été traité avec plus de dévotion et d'amour, que je ne l'étais par cette famille. Je ne m'explique pas du tout la cause de cet engouement, qui ne se démentit jamais. Pour le père et pour la mère, leurs propres enfants reculèrent au second rang, dans leur affection, et ceux-ci, sans en prendre ombrage, se firent mes esclaves soumis.
Je n'ai jamais retrouvé d'impression comparable à celle que me donna, dès mes premiers pas dans la vie, cette domination indiscutée sur tous ceux qui m'entouraient. J'avais, sans doute, une très glorieuse idée de moi-même et de ma supériorité, car je me revois toujours, portée par les chers bras, que je ne quittais guère, et dominant tout, du haut de ce piédestal vivant, non pas seulement parce que j'étais plus haut, mais parce que je dominais. Pour Elle, mon despotisme était tout de tendresse et consistait surtout à la garder le plus près possible; mais pour les autres, il devait être impitoyable.
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