Noah Gordon - Le Médecin d'Ispahan

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– Je ne veux pas traverser le monde pour devenir savant. Je veux être un bon médecin.

– Tu m'étonnes.... Te voilà jeune et fringant, avec des habits et des armes que je ne pourrais pas m'offrir. La vie de barbier a des avantages. Pourquoi veux-tu devenir médecin, pour travailler plus en gagnant moins ?

– J'ai appris plusieurs traitements, je sais couper un doigt en laissant un joli moignon : mais combien de patients me paient sans que je puisse rien pour eux ? Je suis ignorant. Je pourrais les sauver si j'avais appris davantage.

– Même si tu étudiais pendant plusieurs vies, certaines maladies te resteraient un mystère, car l'angoisse que tu exprimes est inséparable de notre profession ; il faut vivre avec elle. Mais il est vrai que plus la formation est complète, meilleur est le médecin. Tu as donné la raison la plus valable de ton ambition. »

Il réfléchissait en vidant son gobelet.

« Cherche le moins médiocre des médecins d'Angleterre et persuade-le de te prendre comme apprenti.

– En connaissez-vous un ? »

Merlin feignit de ne pas saisir l'allusion et se leva.

« Nous avons gagné notre journée, l'un et l'autre. On verra cela demain. Bonne nuit, jeune lui barbier.

– Bonne nuit, maître médecin. »

Le matin, il y eut du porridge aux pois et beaucoup de bénédictions en hébreu. On s'observait. Mme Merlin semblait encore contrariée et le petit jour soulignait cruellement le duvet brun de sa lèvre supérieure. Rob regardait, surpris, les franges qui dépassaient sous les tuniques du père et de son fils aîné.

« J'ai réfléchi à notre discussion, et malheureusement, je ne vois pas qui vous recommander », dit Merlin.

Sa femme posa sur la table un panier de grosses mûres et le visage du médecin s'éclaira.

« Prenez-en avec votre gruau, elles sont délicieuses.

– Je voudrais que vous m'acceptiez comme apprenti », dit Rob.

A son vif désappointement, Merlin secoua la tête.

« Mais je vous ai aidé, hier. Je pourrais vous remplacer dans vos visites quand viendra la mauvaise saison.

– Non.

– Vous avez trouvé que j'avais le sens de la médecine. Je suis solide, je peux travailler dur : un apprentissage de sept ans, plus si vous le voulez. »

Dans son agitation, il heurta la table, bousculant porridge.

« C'est impossible. »

Rob se sentit dupé : il avait cru à l'estime de Merlin.

« Je n'ai pas les qualités nécessaires ?

– Vous avez de grandes qualités et, d'après ce que j'ai vu, vous seriez un excellent médecin.

– Alors, pourquoi ?

– Dans cette nation très chrétienne, on n'admettra pas que je sois votre maître... Les prêtres me surveillent déjà : un Juif, né en France et formé dans une école islamique, autant d'éléments de paganisme. Un jour ils m'accuseront de sorcellerie ou j'oublierai de baptiser un nouveau-né.

– Si vous ne voulez pas de moi, dites-moi au moins à qui m'adresser ?

– Je le répète, je n'ai personne à recommander. Mais l'Angleterre est grande, je ne connais pas tout le monde. »

Rob serra les lèvres et mit la main au pommeau de son épée.

« Quel est le meilleur médecin que vous connaissiez ? fît-il avec brutalité.

– Arthur Giles de Saint-Ives », répondit Merlin, froidement, en reprenant son déjeuner.

Rob n'avait jamais eu l'intention de dégainer, mais Mme Merlin, fascinée par son arme, laissa échapper un gémissement de terreur comme si elle voyait se réaliser ses craintes. Les enfants le regardaient d'un air sombre et le plus jeune se mit à pleurer. Malade de honte d'avoir si mal reconnu leur hospitalité, et sans même réussir à marmonner une excuse, il tourna le dos et quitta là maison.

21. LE VIEUX CHEVALIER

QUELQUES semaines plus tôt, Rob aurait noyé sa honte et sa colère au fond d'une chope, mais il avait appris à se méfier : moins il buvait, plus il ressentait intensément l'influx des gens dont il prenait les mains entre les siennes. Son don lui paraissait sans prix et, renonçant à l'alcool, il passa journée avec une femme dans une clairière au nord de la Severn, non loin de Worcester. Le soleil avait échauffé l'herbe presque autant que leur sang. C'était une apprentie couturière aux pauvres doigts criblés de piqûres, un petit corps dur qui lui échappait dans le courant.

« Myra, cria-t-il, tu glisses comme une anguille ! » et il se sentit mieux.

Telle une truite, elle était vive et lui gauche comme un monstre marin quand ils nageaient ensemble dans l'eau verte. Elle jouait à passer entre ses jambes, qui venaient battre ses flancs étroits. La rivière était froide. Ils firent l'amour au soleil sur la berge, tandis qu'un peu plus loin, Cheval broutait et que Mme Buffington les regardait, impassible. Myra avait de petits seins aigus et un buisson soyeux de fourrure brune. Plus enfant que femme, bien qu'elle ait à coup sûr l'expérience des hommes.

« Quel âge as-tu, poupée ? demanda-t-il nonchalamment.

– Quinze ans, je crois. »

Juste l'âge de sa sœur Anne Mary, se dit-il, et c'était triste de penser que, quelque part, elle avait grandi loin de lui. Une idée lui vint brusquement, si monstrueuse qu'il en défaillit et que le soleil en perdit son éclat.

« Tu t'es toujours appelée Myra ?

– Bien sûr, c'est mon nom : Myra Felker. Que veux-tu que ce soit ?

– Où es-tu née ?

– Larguée par ma mère à Worcester, et c'est là que j'ai vécu », répondit-elle gaiement.

Il hocha la tête en lui caressant la main, et se jura d'éviter à l'avenir toutes les gamines qui pourraient avoir l'âge d'Anne Mary. Mais c'en était fini de son humeur légère. Il commença à ramasser ses vêtements.

« Alors, il faut partir ? dit-elle d'un ton de regret.

– Oui, car j'ai une longue route à faire jusqu'à Saint-Ives. »

Arthur de Saint-Ives le déçut cruellement : un vieux bonhomme, gros et sale, un peu fou, dont la maison empestait la chèvre.

« C'est la saignée qui guérit, jeune étranger. Retiens bien cela. Quand tout à échoué, un bon drainage du sang pour purifier, puis un autre, et encore un. Voilà comment il faut soigner ces brutes ! » criait-il.

Il répondit volontiers aux questions, mais, quant aux traitements autres que la saignée, le jeune barbier comprit vite qu'il aurait pu lui-même lui donner des leçons. Giles n'avait rien à transmettre à un disciple. Il lui proposa de le prendre en apprentissage et se mit en colère devant son refus poli.

Rob le quitta sans regret : plutôt rester barbier que de finir comme cet homme-là.

Pendant plusieurs semaines, il crut avoir renoncé à son rêve impossible. Il travaillait dur à ses spectacles, vendait beaucoup de Spécifique Universel et se réjouissait de voir grossir sa bourse. Mme Buffington aussi prospérait et devenait une grosse chatte blanche à l'insolent regard vert. Se prenant pour une lionne, elle cherchait à se battre ; à Rochester, elle disparut pendant le spectacle et revint à la nuit, mordue, l'oreille gauche déchirée et la fourrure tachée de sang. Il lava ses blessures et la pansa avec amour.

« Eh ! Jeune miss, il va falloir apprendre, comme moi, à éviter la bagarre ; ça ne te vaut rien. »

Il lui donna du lait et la prit sur ses genoux devant le feu. Elle lui lécha la main. Etait-ce une goutte de lait sur ses doigts, ou l'odeur du souper ? Il choisit d'y voir une caresse.

« Si jamais je trouve le chemin de cette école de païens, je te mets dans la carriole, je tourne Cheval en direction de la Perse, et rien ne m'arrêtera !

Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina , se répéta-t-il, songeur. Puis il se leva.

« Au diable l'Arabe ! » Et il alla se coucher.

Mais les syllabes tournaient dans sa tête, obsédante litanie : Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina... jusqu'à ce que la mystérieuse répétition vînt à bout de l'agitation de son sang, et qu'il sombrât dans le sommeil.

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