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Noah Gordon: Le Médecin d'Ispahan

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Noah Gordon Le Médecin d'Ispahan

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Un nommé Thomas Hood à la barbe et aux cheveux carotte vint un jour rue de la Tamise et Rob se rappela brusquement où il l'avait vu ; c'était le témoin de l'incident avec le Juif et les deux marins. Il se plaignait d'avoir les symptômes du muguet, mais il n'avait pas trace de pustules dans la bouche, ni de fièvre, ni de rougeur dans la gorge et semblait bien trop vif pour un malade. Il ne faisait que poser des questions : Où Rob avait-il fait son apprentissage ? Vivait-il seul ? Pas de femme ? Pas d'enfants ? Depuis quand était-il à Londres ? D'où venait-il ? Un aveugle aurait su que le prétendu malade était un mouchard. Rob ne dit rien, prescrivit un purgatif énergique que l'autre ne prendrait pas, et le poussa dehors avec son flot de questions.

Mais qui l'avait envoyé ? Pour qui travaillait-il ? Etait-ce simple coïncidence s'il avait vu la bagarre avec les marins ? Il eut quelques éléments de réponse le lendemain chez l'herboriste, où il rencontra de nouveau Rufus.

« Hunne dit de vous tout le mal possible. Il vous trouve l'air d'un voyou et d'un escroc plus que d'un médecin, et cherche à fermer le Lycée à qui ne serait pas l'élève d'un médecin anglais.

– Que me conseillez-vous ?

– Ne faites rien. Il est clair qu'il refuse de partager avec vous la rue de la Tamise. Tout le monde sait qu'il arracherait les couilles de son grand-père pour la moindre piécette, et personne n'y fait attention. »

Rob en fut réconforté. Il balaierait leurs doutes en préparant son exposé comme il l'aurait fait à la madrassa. Aristote enseignait à Athènes dans le premier Lycée qu'il avait fondé. Eh bien, lui, qu'Ibn Sina avait formé, montrerait à ces médecins anglais ce qu'une conférence médicale pouvait être.

Ils furent intéressés, sans doute, ayant tous perdu des malades de cette terrible douleur dans la partie droite de l'abdomen. Mais le mépris et l'ironie le guettaient à chaque phrase. On se moqua du « petit ver » qu'il prétendait avoir observé. Aucun auteur n'en avait jamais fait mention, disait Dryfield : ni Galien, ni Celsus, Rhazes, Aristote ou Dioscoride. D'ailleurs, l'avait-il trouvé en disséquant un porc ? Non, bien sûr. Et chacun sait que le porc et l'homme ont même anatomie.

« Il y a, expliqua patiemment Rob, de subtiles différences. »

Il déroula son dessin de l'Homme transparent et le commenta en montrant les différents stades de la maladie.

« A supposer que l'affection abdominale corresponde à votre description, dit un médecin au fort accent danois, quel traitement proposez-vous ?

– Je ne connais pas de traitement.

– Alors, à quoi nous sert de connaître l'origine du mal ? »

Tout le monde approuva, oubliant l'hostilité habituelle à l'égard des Danois pour faire bloc contre le nouvel arrivant.

« La médecine, reprit Rob, se construit comme un édifice. Nous avons une chance, dans le temps d'une vie, de poser une brique. Si nous expliquons la maladie, quelqu'un, plus tard, trouvera le remède. »

Grommelant de plus belle, ils s'étaient rassemblés autour de l'Homme transparent, et le président avait noté la signature.

« C'est un excellent travail, dit-il. Qui vous a servi de modèle ?

– Un homme qui avait été éventré.

– Vous n'avez donc vu qu'un seul appendice, s'écria Hunne triomphant, et, naturellement, la voix toute-puissante de votre " vocation " affirme aussi l'universelle présence de ce petit ver rose dans les intestins ? »

Rob, vexé, dit l'avoir vu dans plusieurs corps. Combien ? Six. Des hommes et des femmes ? Dans quelles circonstances ? Mal à l'aise, il avait l'impression de sonner faux. Ils conclurent à la coïncidence ou, pire, au mensonge et, apercevant une lueur de joie mauvaise dans les yeux de Hunne, il comprit que cette conférence prématurée au Lycée avait été une erreur.

Julia Swane ne pouvait échapper à la Tamise. Le dernier jour de février, plus de deux mille personnes s'assemblèrent au petit matin pour applaudir quand on la cousit dans un sac avec un coq, un serpent et une grosse pierre, avant de la jeter au plus profond du bassin de Saint-Giles.

Rob n'assista pas à la noyade. Il cherchait en vain au dock de Bostock l'homme qu'il avait amputé, inquiet de ce qu'il était devenu car le sort d'un esclave dépend de sa capacité de travail. Il en vit un autre dont le dos était balafré de coups de fouet qui semblaient lui ronger le corps. Il rentra chez lui préparer un baume à base de graisse de chèvre et de porc, d'huile, d'encens et d'oxyde de cuivre, puis retourna au quai l'appliquer sur la peau malade. Mais il n'avait pas fini qu'un surveillant se précipitait sur eux.

« C'est le quai de maître Bostock ! Qu'est-ce que vous foutez là ? »

L'esclave avait déjà fui. Sous le regard menaçant du garde, Rob quitta les lieux, heureux de s'en tirer sans autre dommage.

On venait le consulter. Il guérit de ses maux de ventre une femme pâle et larmoyante en lui donnant du lait de vache bouilli. Un riche armateur arriva, la tunique trempée du sang de son poignet, si profondément entaillé que la main semblait gravement atteinte. Déprimé par l'alcool, il avait voulu, avec son propre couteau, mettre fin à ses jours. Il avait bien failli réussir. Rob avait appris dans ses dissections que l'artère du poignet passe tout contre l'os et l'homme s'était arrêté juste avant. Il avait tout de même endommagé des ligaments qui commandent et contrôlent les mouvements du pouce et de l'index. Quand le poignet fut recousu et pansé, les deux doigts restèrent inertes.

« Retrouveront-ils le mouvement et la sensibilité ?

– Si Dieu le veut. Vous vous y êtes très bien pris ; la prochaine fois, vous ne vous manquerez pas. Si vous voulez vivre, évitez l'alcool. »

C'était l'époque de l'année où l'on a besoin de purgatifs après un hiver sans légumes verts ; il prépara une teinture de rhubarbe qu'il épuisa en une semaine. Il soigna un homme mordu par un âne, perça deux furoncles, traita un poignet foulé et un doigt cassé. Au milieu de la nuit, une femme effrayée vint le chercher pour son mari, qui était palefrenier aux écuries de Thorne. Il s'était blessé au pouce trois jours avant, et souffrait la veille de douleurs dans les reins. Maintenant, les mâchoires crispées, une salive écumeuse filtrant entre les dents serrées, il était tendu comme un arc, la tête et les talons reposant seuls sur sa couche. C'étaient bien les symptômes, décrits par Ibn Sina, d'une crise d'épilepsie, mais on ne connaissait pas de traitement et l'homme mourut à l'aube.

Malgré l'amère expérience du Lycée, Rob se força, le premier lundi de mars, à suivre la conférence en spectateur muet, mais le mal était fait : on le considéra comme un fanfaron emporté par son imagination. Il ne rencontra qu'ironie et froideur, Rufus détourna les yeux, et les étrangers près de qui il s'assit ne lui adressèrent pas la parole. Un petit homme rondouillard parla des fractures du bras, des côtes, des luxations de la mâchoire, de l'épaule et du coude ; cours nul et bourré d'erreurs qui aurait mis Jalal en rage.

Puis on parla de l'exécution de la sorcière et de la vigilance qui s'imposait.

« En examinant les patients, nous devons rechercher sur leur corps et signaler au besoin la marque du diable.

– Veillons à nous montrer au-dessus de tout reproche, dit Dryfield. Chez certains, la médecine frôle la sorcellerie. On m'a dit qu'un médecin sorcier pouvait faire écumer la bouche d'un patient et le rendre rigide comme un cadavre. »

Rob pensa au palefrenier épileptique qu'il avait visité, à la limite du « territoire » de Hunne. Celui-ci, justement, demandait à quoi on pouvait reconnaître les sorciers mâles.

« Ils ressemblent aux autres hommes, répondit le président, mais ils sont, paraît-il, circoncis comme les païens. »

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