Thilliez,Franck - La chambre des morts

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— Capitaine ! Je ne l’ai pas amenée ici pour qu’elle fasse le piquet ! Elle va travailler sur l’affaire.

Raviez déshabilla Lucie d’une onde visuelle.

— Tu sais pertinemment que l’accès aux scènes de crime est réservé aux officiers de police judiciaire, n’est-ce pas, Henebelle ?

— Oui, mais je sais aussi que trois cerveaux carburent mieux que deux…

Raviez agita la bouche de droite à gauche comme pour un rinçage de dents.

— Une chance pour toi qu’il n’y ait plus grand monde. Bon, suivez-moi ! Les Lillois ont terminé la cartographie et leurs relevés depuis l’aube, mais marchez quand même sur les planches.

Henebelle et Norman échangèrent un regard crispé au moment où l’attaque d’halogènes à batterie leur écorcha les rétines. Des diamants de poussière vibraient dans l’air en une pluie désordonnée. Le bâtiment résonnait comme une carcasse meurtrie, une tombe muette abandonnée aux ravages du temps. Norman frissonnait, à l’opposé de Lucie qui bouillait intérieurement.

— On a retrouvé le corps de la petite ici, sous cette fenêtre, commenta le capitaine.

Il se posta à proximité d’une silhouette en craie. L’esquisse d’une vie arrachée.

— Marques quasi invisibles de strangulation. Aucune trace de pénétration ou de sévices particuliers. Avec les variations de températures nocturnes, le légiste a peiné pour estimer l’heure de la mort. Entre minuit et trois heures du matin, selon lui. La porte d’entrée n’était pas verrouillée. Ce bâtiment doit être abattu, il servait à stocker des bobines de câbles. La mère a appelé au commissariat à trois heures du matin, inquiétée par l’absence de nouvelles de son mari. Le couple devait remettre une rançon deux heures plus tôt, à cet endroit précis.

Raviez se pencha vers la fenêtre. Ses traits se crispèrent sous les aplats de lumière.

— La femme de Cunar achète et vend des entreprises dans le textile, elle a licencié plus de cent-dix employés en moins d’un an. On la prétend froide comme la mort, sans pitié pour l’emploi. Elle et son mari reçoivent sans cesse des lettres de menaces, des appels à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit. Hommes, femmes, même des enfants ! Un bon point, ça nous oriente vers des premières pistes de recherche.

— Que donnent les prélèvements de la Scientifique ? demanda Norman.

Raviez contracta les mâchoires.

— C’est plus que louche, du jamais vu. Des tonnes d’empreintes digitales, mais aucune exploitable.

— Comment ça ?

— Les traces sur la vitre, le sol et la poignée d’entrée ont été aspergées de cyanoacrylate de méthyle. Le colorant fluorescent a réagi, ce qui prouve la présence de graisses et que, par conséquent, l’assassin ne portait pas de gants. Et pourtant, l’empreinte résultante ne possède aucune crête papillaire ! Il n’y a que… le contour des phalanges, partout. Comme les marques d’un fantôme.

Norman se rapprocha de la vitre crasseuse, l’air abasourdi.

— À quoi ça rime ? À ma connaissance, il est impossible de ne pas posséder de sillons digitaux ! Ils nous suivent de la naissance à longtemps après la mort ! Sauf si…

— L’assassin a les mains brûlées ou un truc du genre, compléta Lucie.

Raviez acquiesça.

— Ce n’est pas la seule bizarrerie, ajouta-t-il. On nage en plein délire…

Au travers des filets de poussière, Henebelle et Norman se mirent d’accord d’un mouvement de sourcil : le capitaine n’était pas dans son assiette.

— Le corps était disposé d’une façon… comment dire… étrange. La fillette était assise sur le sol, les jambes légèrement écartées et les mains entre les cuisses. Les cheveux parfaitement coiffés, avec une raie au milieu. Malgré le froid, elle ne portait pas de blouson, juste une robe de chambre fine comme de la cellophane… Sa peau, ses vêtements puaient le cuir. Une odeur imprégnée, tenace. Quand je suis arrivé…

Secoué d’un frisson qu’on pouvait aisément imputer au froid, Raviez compléta :

— … j’ai eu l’impression que la petite était vivante ! Elle… elle souriait, les yeux grands ouverts et la tête tournée dans ma direction… comme un pantin effrayant !

Le cœur de Lucie s’emballa. Il y avait dans cette scène de crime une dimension qu’on ne pouvait pas trouver dans les livres : le ressenti, cette sensation d’extrême froideur qui vient vous comprimer les poumons. Et, par-dessus tout, la douloureuse impression d’arriver trop tard.

Elle baissa les paupières.

Un sourire, une raie sur les cheveux… Tu as donc pris la peine de créer un impact fort. Tuer ne t’a pas suffi, il fallait que tu rajoutes ta petite touche personnelle. Tu…

— Vous saviez que l’enfant était aveugle de naissance ? reprit Raviez. Une… dysplasie-septo-optique… Moins de quatre cents cas dans le monde, d’après le légiste. Une méchante maladie orpheline…

La jeune femme glissa le menton sous le col de sa parka, tandis que Norman explosait.

— Une enfant handicapée ! Il s’en est pris à une enfant handicapée ! Elle n’aurait jamais pu l’identifier ! C’était gratuit, putain !

Le capitaine Raviez se lissa la moustache du bout des doigts pour en chasser les gouttes de condensation.

— La colère, la vengeance, voilà ce qui a poussé ce monstre à agir ! Envers Cunar, à cause de l’échec ! Imaginez un peu. Vous êtes à deux doigts de réussir. Cet argent frissonne déjà entre vos doigts. Et là se produit l’impossible : l’homme censé vous remettre la rançon se fait renverser. La suite est simple à imaginer. À ton avis, Henebelle ?

Lucie s’intercala entre les deux hommes.

— Deux solutions s’offrent au chauffard… Ou fuir, ou s’arrêter… Sa conscience lui ordonne de sortir de son véhicule… Le type sur le sol est salement amoché, peut-être mort… Même si le conducteur se décide à appeler une ambulance ou la police, un élément va remettre en cause sa façon de penser : le magot qu’il découvre à proximité du corps… Les dés sont jetés, plus d’hésitation : il ne prévient pas la police et prend la fuite… À ce moment, le ravisseur voit rouge, ses rêves s’écroulent d’un coup… Plus d’avenir… Alors il s’approche de la petite et lui serre la gorge…

— Quelle est ta théorie sur la disparition du corps de Cunar ?

— Je… n’en sais rien… Qui l’a embarqué ? Le tueur ? Le chauffard ? Trop risqué. Dans ce genre de situation, à mon avis, on prend l’argent et on fuit le plus loin possible sans se retourner…

Norman intervint.

— Le type de la Scientifique assure que le sang de Cunar a été essuyé, que des morceaux de phare ont disparu. Les optiques, même à l’état de débris, permettent d’identifier un type ou une marque de véhicule, et notre chauffard devait le savoir. Il a voulu limiter les risques d’identification, décidant alors d’effacer les traces de son passage. Il emporte aussi le corps pour s’en débarrasser plus loin, le tout au nez et à la barbe du ravisseur.

— C’est aussi mon point de vue, appuya Raviez. Quant aux lunettes, elles ont atterri loin du lieu d’impact et il ne les a pas vues. Je dirais que notre chauffard est réfléchi, organisé, et franchement culotté. Quant au fait qu’il roulait feux éteints à grande vitesse sur une voie sans issue… Je ne vois pas d’autre solution que la course-poursuite…

— Ou alors un type qui veut impressionner sa nana et qui vient tester ici la puissance de sa voiture, ajouta Lucie. Ou un chauffeur pressé avec des phares hors d’usage, paumé dans la zone industrielle. Les raisons peuvent être multiples.

— Un beau merdier, en tout cas ! s’exclama Raviez.

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