Thilliez, Franck - Train d’enfer pour ange rouge

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Telles furent les dernières minutes rouges de votre fille, de cette femme dont nous pouvons dire, à pré sent, qu elle a sûrement, dans son ultime râle, autant maudit ses parents que le jour de sa naissance…

Le bonheur doit être l’exception, l’épreuve est la règle.

Quelqu’un qui, désormais, compte pour vous plus que quiconque… »

Ces mots me figèrent dans les replis du dégoût, à la bordure des profondeurs rances de la colère, de la rage, de l’envie de presser le monde jusqu’à en extraire la substance immonde qui donne vie aux criminels. Je me sentis oppressé par l’impuissance, par cette facilité outrageante de propager le mal jusqu’à blesser sans même toucher. À ce moment, les mots de Doudou Camélia retentirent en moi comme le glas lointain du malheur annoncé : Je sens le mauvais dans ta chamb’e, Dadou, le t’es mauvais…

Sans plus toucher à rien, dans les pénibles secondes qui suivirent, j’appelai Sibersky, l’exhortant à intercepter la lettre à tout prix, puis Thomas Serpetti, l’un des hommes les plus doués en informatique qu’il m’a été donné de connaître.

* *

*

Thomas Serpetti avait surfé sur la vague Internet avec le glisser digne d’un dieu hawaïen. Début 2000, dans le sillage de l’effet start-up, il avait quitté son poste de responsable sécurité-réseau chez IBM, à la Défense, pour lever un million d’euros au premier tour de table avec des investisseurs séduits par ses idées novatrices et son business-plan en béton. À l’époque, il changeait deux fois de cravate par jour, serrait des dizaines de mains, s’affichait dans toutes les conférences où il fallait se montrer. Il avait loué des bureaux-placards du côté de l’Opéra de Paris, embauché à tour de bras des informaticiens nourris au hamburger et laissé le business ainsi que l’euphorie générale lui enfler les poches. Dans la foulée, il s’était acheté une vieille ferme au sud de Paris, à Boissy-le-Sec, un Yearling, Reine de Romance, aux Ventes de Deauville, puis s’était retiré des affaires, plein aux as, lorsque les châtaignes avaient commencé à se fendre sous les feux ardents de la Bourse. Depuis ce temps, il coulait des jours tranquilles sur les champs de courses, ou bien grillait des heures, des journées, à peaufiner son réseau de trains miniatures, bijou de patience, de joies d’enfants, de plaisirs du rail. Sa passion du modélisme ferroviaire m’avait même contaminé, enflammé… jusqu’à la disparition brutale de Suzanne…

Cet éternel adolescent avait le jeu dans la peau et je crois qu’il aurait tué frères et sœurs pour avoir le dernier mot face à une roulette. Je l’ai vu un jour s’acharner sur le numéro dix-huit, au casino d’Enghien-les-Bains, jusqu’à la fermeture des portes et y perdre une fortune. Mais peu importait. Il avait laissé en ces lieux une empreinte indélébile et, depuis ce jour, on l’appelait Monsieur chaque fois qu’il en franchissait le seuil. Voilà ce qui plaisait à Thomas Serpetti.

Notre première rencontre avait eu lieu virtuellement sur un forum Internet traitant de la schizophrénie. Le frère de ma femme, tout comme celui de Thomas Serpetti, était ce que l’on appelle un schizoïde paranoïaque.

Je me souviendrai toute ma vie des explications que mon beau-frère, Karl, m’avait données sur cette fracture de l’esprit, un soir d’automne où il allait déjà très, très mal : L’Hydre se niche dans les sinuosités de mon intestin grêle. Sa tête plonge parfois dans mon estomac, où elle aime se repaître de longs moments. Elle se nourrit de ce dont je me nourris et évacue ses selles par ma bouche. C’est un serpent grotesque et venimeux dont je dois me débarrasser à tout prix.

À vingt-deux ans, Karl se scarifiait l’abdomen de seize coups de cutter, trouvant dans l’automutilation le seul moyen de chasser l’Hydre en lui. À présent, il survivait dans une dimension parallèle, étranger à son propre corps, chargé comme une bombe biologique de Largactil, d’Haldol et de Droleptan, à l’hôpital psychiatrique de Bailleul, dans le Nord…

J’accueillis Thomas Serpetti avec la mine d’un croque-mort qui aurait assisté à son propre enterrement.

« C’est ici que ça se passe, Thomas. Je veux ton avis avant de mettre le SEFTI dessus. Comme je te l’ai dit au téléphone, je n’ai touché à rien. Il y a la photo de ce fermier et cette horrible lettre dessous. Dis-moi si on peut retrouver l’expéditeur. »

Cet ancien expert en sécurité informatique, ne supportant pas la délinquance ou la criminalité, menait une traque sans merci contre les pirates des temps modernes et travaillait en collaboration avec les ingénieurs du SEFTI, le Service d’Enquête des Fraudes aux Technologies de l’Information. Régulièrement, Serpetti transmettait à mes collègues scientifiques des adresses de hackers, des bandits de l’informatique qui volaient des fichiers de cartes bleues ou qui déposaient, par simple provocation, des messages à caractère pornographique sur des sites comme Les Échos ou le Times.

Sa main fondit sur la souris de mon ordinateur. Il remonta ses petites lunettes rondes en acier sur l’arête de son nez, passa une main dans sa coupe en brosse comme s’il s’apprêtait à accomplir un quelconque exploit sportif avant de se coller à l’écran. « Je… je peux lire ?

— Vas-y… Je compte sur toi pour l’aspect confidentiel de cette affaire…

— Tu sais que tu peux me faire confiance… »

Sa bouche s’ouvrait au fur et à mesure qu’il lisait. « Sacré bon sang ! » Il ôta ses lunettes et se frotta les yeux. « J’en ai déjà vu de belles sur Internet, mais là, on atteint un summum ! C’est… c’est réellement ce qui s’est passé ?

— Malheureusement oui », soupirai-je.

« Mais il s’adresse directement à toi ! Il te tutoie ! C’est quelqu’un qui te connaît ! Comment pourrait-il savoir que l’on t’a confié l’enquête ?

— Je n’en sais rien… Les nouvelles vont très vite dans ces villages, sans oublier les médias. L’information est peut-être d’une manière ou d’une autre, remontée jusqu’à lui. Cela reste flou. Mais nous allons enquêter, ne t’en fais pas pour ça. Alors, le mail ? »

Clics de souris, profusion de fenêtres sur l’écran. Serpetti ouvrit des fichiers aux noms barbares, se promenant dans mon ordinateur avec l’aisance d’une particule chargée dans un courant électrique, animé par la passion de la connaissance universelle, cette volonté d’arracher la solution à l’insoluble, comme un défi à lui-même et aux machines.

« Cette adresse e-mail est bien entendu bidon. Tu vas sur un site spécialisé, donnes un nom, n’importe lequel, et le site t’autorise alors à envoyer des e-mails avec une adresse que tu choisis toi-même, genre Jacque sC hirac@elysee s.f r. Même pas besoin de logiciel spécial pour gérer les e-mails, le site s’occupe de tout. Parfaitement anonyme. Ou presque… »

Le détail qui différenciait le Serpetti de la masse grouillante des informaticiens, le ou presque…

« Ou presque ? Est-ce qu’il y a un moyen de mettre la main sur l’expéditeur ?

— Ça dépend ! Si le type s’y connaît, tu n’y arriveras pas. Sinon, les probabilités sont assez faibles et, crois-moi, le travail fastidieux pour y parvenir.

— Explique-moi ! Et vas-y doucement, s’il te plaît… »

Ses fossettes tranchantes reflétaient la lumière métallique de l’écran quand il se tourna vers moi. À presque trente ans, se creusaient encore sur son visage les stigmates de son acné d’adolescent.

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