Thilliez, Franck - Train d’enfer pour ange rouge
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— On ne peut pas faire un appel à témoin à la télé ? »
Je claquai avec violence une photo de la victime sur la table. « Pour leur montrer une horreur pareille ? »
Il haussa les épaules. « Dites-moi, commissaire, ne pensez-vous pas que, parfois, nous sommes des travailleurs de la mort ?
— Explique-toi !
— Vous connaissez ces escouades de la mort, ces insectes nécrophages qui arrivent par salves successives sur les cadavres pour se nourrir et qui, l’heure venue, abandonnent leur place aux escouades suivantes ? Nous sommes un peu comme eux. Nous travaillons dans le sillage de la mort. Nous arrivons sur le cadavre quand il est trop tard, bien trop tard, et nous nous nourrissons des restes que le tueur veut bien nous laisser…
— Notre rôle consiste justement à empêcher l’arrivée de l’escouade suivante… »
Je portai mon attention sur le Docteur Jekyll et Mister Hyde souligné dans le dossier. « Il faut persévérer dans les recherches sur Martine Prieur. Cette fille était-elle bien une sainte comme nous le pensons tous ? Relance le commissaire Bavière. Demande-lui de disséquer son passé, de remonter jusque dans sa scolarité. Nous devons fouiller au-delà des apparences… Quant à moi, je vais sur Nanterre.
— Voir s’ils ont du nouveau pour votre femme ?
— Tu as deviné… »
* *
*
Pas un meuglement, grognement, aucune piaillerie ou turbulence de basse-cour dans l’immensité brune des champs. Dans le U central, un toit d’étable percé, un silo-cuve déchaussé, écrasé contre un hangar moucheté de champignons et de mousses vertes. Au fond, un château d’eau branlant. La ferme de Thomas Serpetti, aux allures de kolkhoze, de camp usé, respirait l’abandon, le travail inachevé, le laisser-aller de l’homme d’appartement. Mais, derrière les stalles de poussière, les auges noyées d’eaux croupissantes ou les mangeoires percées, poignait une aurore limpide, celle de la liberté, de l’absence de soucis, loin du fracas métallique et des tours bétonnées de la Grande Pieuvre.
Thomas m’accueillit sur le perron, habillé d’un jean coupe large et d’une chemise à carreaux, genre Charles Ingalls dans La Petite Maison dans la prairie.
« Salut Franck ! Ne fais pas attention au bordel de la cour. Je n’ai pas encore eu le courage de m’occuper de l’extérieur. Mais ça viendra… Entre, je t’en prie… Dis-moi, t’es obligé de te mettre en costume, même pour te rendre chez tes amis ?
— Question d’habitude. Tu m’enlèves mon costume, c’est un peu comme si tu ôtais le nez rouge d’Auguste le clown… »
Les grandes lignes parallèles des pièces dégageaient une impression de froideur intense. Le labeur, la dure vie des gens qui avaient habité ici, continuaient à infuser l’air de leurs parfums de terres humides, de foin coupé. L’agencement des fauteuils à oreillettes, des écoinçons patinés ou de la cheminée de salon, ne réchauffait qu’illusoirement une atmosphère à l’épaisseur de la pierre.
Au fond, dans une salle annexe, sous des lumières bleutées, se déployait une merveille de technologie, une œuvre incroyable de précision, un mélange d’âme d’enfant et de patience réfléchie.
Des dizaines de locomotives – de marques Hornby, Jouef, Flecihmann – dansaient dans un ballet électrique, croquaient le rail, tractaient des marchandises sous l’œil timide de chefs de gare en plâtre. Et, outre les gares, se déployaient des usines, des arbres, de l’herbe et des pieds de vignes en lichen, de l’eau dévalait des montagnes… Un réseau magnifique, une réussite parfaite, féerique.
« Magique, n’est-ce pas ? Tout est contrôlé par un ordinateur qui pilote les aiguillages, les dételeurs, les usines de chargement, les plaques tournantes, j’en passe et des meilleures ! C’est tout cela que j’aimerais te transmettre, Franck. Ce foisonnement miniature de vie est tellement… passionnant ! Planifier tous ces trajets, orchestrer ces croisements, maîtriser ces enchevêtrements de métal dans un ballet grandiose… Quelle joie !… Tu as pu faire fonctionner Poupette, au fait ?
— Oui, je te remercie du cadeau. Il est vrai que cette petite locomotive à vapeur est très agréable. Dis, tu donnes des noms à tous tes trains ?
— Bien sûr ! Chacun d’entre eux possède un caractère, une destinée, comme nous. Tu vois, le grand noir qui double tous les autres ? Il s’appelle Thunder. La loco pépère rouge et blanche, c’est Vermeille. Lui, là-bas, celui qui traîne sa dizaine de wagons, se nomme Hercule. Je suis un peu leur père, à tous. »
De retour dans la salle à manger, je désignai la paire de bas pendue sur un dossier de chaise : « On sent qu’il y a une présence féminine ici !
— Oups, excuse-moi ! » Il s’empara des bas et les dissimula dans sa poche. « Yennia a toujours la tête dans les nuages.
— Je n’aurai pas la chance de la rencontrer ce soir, alors ?
— Non, désolé. Comme je t’ai dit au téléphone, à l’heure qu’il est, elle doit se trouver au pays des Rosbeefs… »
Il me tendit un verre de genièvre de Houle, mon alcool préféré.
« Belle bouteille », répliquai-je avec l’œil de l’expert. « Tu sais que tu me fais vraiment plaisir ?
— Je connais tes origines nordistes, c’est tout… Du nouveau pour la personne de la photo ? A-t-on espoir de la retrouver ?
— Elle est morte… Je l’ai découverte dans la nuit, dans le ventre pourrissant d’un abattoir désaffecté.
— Seigneur ! » Il se mordit les doigts. « Comment as-tu réussi à retrouver cette fille ? C’est incroyable qu’à partir d’une photo…
— Je préfère ne pas t’en dire davantage. Je ne veux plus t’impliquer dans l’affaire…
— Je ne peux pas vous abandonner ! Ni toi ni Suzanne. Jamais je n’aurais cru pouvoir te venir en aide dans une affaire criminelle. Aujourd’hui, j’en ai l’occasion. Ne me prive pas de ça, Franck. Je tenais beaucoup à Suzanne, moi aussi, tu le sais. Laisse-moi faire ce geste pour elle.
— N’oublie pas que tu n’es plus seul. Tu as Yennia, et tu dois veiller sur elle. La menace est vraiment réelle, Thomas.
— S’il y a danger, tu pourras faire surveiller ma ferme, non ? Vous faites ça dans les films, d’habitude. Allez, suis-moi, j’ai des choses à te montrer… »
Il m’emmena dans un bureau, à l’étage. Un antre de technologie, là encore, une caverne de traitement de l’information. Un PC et deux serveurs LINUX tournaient en permanence ; sur l’un d’eux, défilaient à des rythmes fous des combinaisons de chiffres et de lettres. Des scanners, imprimantes, graveurs et lecteurs de DVD s’empilaient en une tour d’où clignaient des diodes vertes et rouges. Dans la pièce, la température avait grimpé d’au moins trois degrés. Un magnifique poster, une espèce de tapisserie luisante, couvrait le mur arrière du bureau et j’y posai mon regard un long moment, comme absorbé par la beauté hypnotique du paysage.
« Ravissant, n’est-ce pas ? Ce sont les marais du Tertre Blanc, un bled que j’ai découvert au hasard d’une randonnée à l’ouest de Melun. J’ai tiré la photo moi-même. Un paysage magnifique… J’aime penser à de tels endroits lorsque je travaille… ça… comment dire ? Me donne de l’inspiration… Tu vois ce petit chalet, à l’arrière-plan ? Un jour, je me l’achèterai.
— Tu as pourtant les moyens.
— Il faut faire durer le plaisir, sinon que deviennent les rêves si l’on obtient tout ce que l’on souhaite ? Bien… » Il déploya un geste théâtral. « Voici mon jardin secret. C’est d’ici que je traverse le monde… »
Des ventilateurs à processeurs tournaient à pleine puissance dans un ronflement soporifique.
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