Thilliez, Franck - Train d’enfer pour ange rouge
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— Non, pas à ma connaissance. Hormis HLS, le premier labo de cosmétiques se trouve à Saint-Denis. HLS ne travaille qu’avec des élevages de beagles. Et puis, les rabatteurs animaliers ne traquent pas ce genre de chiens, sauf si, bien entendu, ils en ont l’opportunité. Ils s’intéressent surtout aux bâtards des rues, à ces sacs à puces dont la disparition arrange plus qu’elle ne perturbe…
— Merci, monsieur N’Guyen. On peut dire que vous m’avez été d’un secours capital. Je peux récupérer les adresses des personnes qui ont porté plainte ? »
Il lança l’impression du rapport. « Pour me remercier, vous ne prendriez pas un petit chat ? J’ai huit euthanasies à pratiquer avant la fin de la semaine. C’est un peu comme si je tuais ma propre âme.
— Désolé, docteur… Mais je suis rarement chez moi… » Il désigna mon alliance : « Pour votre femme peut-être ? »
* *
*
Je roulais au pas en direction d’Aigleville, empruntant les communales plutôt que les départementales afin de profiter à plein nez de la beauté verte des campagnes. Je m’arrêtai à la lisière d’un maigre bosquet où se groupaient quelques ormes pour m’alléger la vessie. Derrière moi et jusqu’aux formes rectilignes de l’horizon, se dressaient des meules de foin couleur or, tel un cimetière aux sépultures de paille.
Les hurlements des chiens qui harcelaient Doudou Camélia puisaient leurs forces vives ici, dans ces villages abandonnés aux terrains plats de la plaine. J’avais l’impression de progresser dans l’enquête, mais dans une direction totalement inconnue, un peu comme une sonde spatiale explorant l’univers sans jamais savoir où elle se dirige ni ce qu’elle recherche exactement.
Je pensais à cet individu, l’Homme sans visage de Doudou Camélia, revenu sur les lieux de l’intervention du FLA pour collecter ces instruments de mort, ces anesthésiques, ces bandages. Je devinais ses prétentions, sa volonté de répandre le mal et la souffrance à coups de scalpel précis et calculés. Je le voyais renifler ses victimes, les traquer à distance, les épier puis, un soir, leur tomber dessus comme le ferait une veuve noire sur un moustique piégé dans sa toile.
Je songeais à la femme ligotée dans ce cloaque, torturée, fouettée moralement par les cuirs de l’horreur. Il est des moments où il devient impossible de ressentir la douleur d’autrui ; on peut juste l’imaginer, en sentir le souffle le long de l’échine, frissonner au point de se blottir sous des couvertures. Mais on ne peut pas se mettre à la place. Jamais…
Avec la piste des chiens, sans réellement savoir où cela me conduirait, j’espérais avoir une longueur d’avance sur lui. J’étais sorti du sentier qu’il avait balisé pour moi, j’avais emprunté des chemins parallèles, des raccourcis qui me propulsaient vers l’avant. Je me rappelais ces phrases qu’Élisabeth Williams prononçait à chacun de ses séminaires : Un criminel ne se déplace jamais seul. Il est accompagné, où qu ’ il aille, d’éléments qui laissent une trace indélébile de son passage. Sur une scène de crime, un échange s’opère entre l’assassin et les éléments invisibles qui constituent l’espace ; le tueur abandonne un peu de lui-même et emporte avec lui une infime partie de l’endroit où il se tenait, sans qu’il ne puisse rien y faire. C’est sur cet échange que nous devons investiguer.
Peut-être existait-il un rapport entre l’assassin, l’Homme sans visage, et ces chiens disparus. Peut-être qu’à un moment donné un échange s’était opéré, indécelable à l’heure actuelle, mais qui prendrait tout son sens lorsque la piste aboutirait…
Mais qu’allais-je découvrir au bout de ces voies glacées ? L’échec ? L’incapacité à préserver la vie d’une femme dont je ne connaissais même pas le nom et qui croupissait dans les douves de l’obscurité ?
Je me remis en route vers le sud. Le soleil déclinait avec paresse devant moi, assailli par les rouges maladifs d’un ciel de traîne.
* *
*
L’échec est l’aiguillon de la motivation me lançait mon grand-père avec ses grands mots. En avalant mon steak tartare dans un troquet où l’ambiance rappelait celle de l’éclosion des premières cellules de vie au précambrien, je me disais qu’il ne tenait certainement pas compte de tous les paramètres, notamment ceux de la LEM, la Loi de l’Emmerdement Maximum. Cinq adresses biffées sur la liste fournie par le vétérinaire, autant de bides. La seule conclusion – fracassante – que je pouvais tirer, était que les chiens avaient tous disparu durant la nuit, alors qu’ils dormaient dans une niche à l’extérieur de l’habitation. Jamais d’aboiements, aucun témoin ; à chaque fois, les maisons se trouvaient isolées et les chiens auraient léché les pieds à des cambrioleurs.
Je roulais depuis une bonne dizaine de minutes lorsque mon portable sonna. Je stoppai sur le bas-côté avant de prendre l’appel.
« Commissaire Sharko ? Armand Jasper, ingénieur expert en traitement d’images du laboratoire d’Écully… »
Écully, Rhônes-Alpes, le fleuron des laboratoires de la police scientifique.
« … Nous avons analysé les photos de la femme torturée qui nous sont parvenues par voie numérique depuis Paris. Nous avons relevé la présence de tuyaux d’aération de diamètres assez importants qui longent la partie supérieure des murs ; sur le cliché original, ils se confondaient avec l’obscurité. Sur la photo où la femme se tient de dos, au niveau du plafond, on pense avoir décelé quelque chose ressemblant à un ventilateur. Je dis on pense parce que l’arrière-plan reste assez flou en dépit du travail de lissage effectué sur l’image, et il fait extrêmement sombre. Vu le diamètre de l’engin, ainsi que des tuyaux, aux dires d’un spécialiste du bâtiment, ce type de système est étudié pour traiter des volumes d’air importants. Plusieurs centaines de mètres cubes par heure… Donc, la victime n’est certainement pas retenue dans une propriété privée, genre cave ou garage, mais plutôt un bâtiment de la taille d’un entrepôt…
— Parfait ! D’autres infos ?
— Des détails que je dois encore consigner dans un rapport, mais rien de déterminant. Je vous l’envoie par e-mail demain dans la matinée. J’ai préféré vous prévenir tout de suite en ce qui concerne ce point. Ça me paraissait important…
— Vous ne pouviez pas mieux tomber… »
J’opérai un demi-tour serré et pénétrai peu de temps après dans le troquet. Cette fois, le climat festif me rappela mon job de veilleur de nuit dans la morgue de Lille à l’aube de mes dix-neuf ans.
Les deux paumés au teint lie-de-vin qui jouaient aux fléchettes, ainsi que les trois piliers de bar, m’envoyèrent un regard un peu plus appuyé, se demandant ce qu’un type en cravate trouvait de si merveilleux en cet endroit, Le Gai Lieu, pour y venir deux fois d’affilée en même pas une heure. De la mousse de bière imprégnait la barbe hirsute d’un balèze au ventre bombé comme un baril de whisky et qui, à l’évidence, aurait flambé sur place s’il était venu à l’idée de quelqu’un d’allumer une cigarette. Quand il me vit arriver, il balança un coup de coude dans le flanc du pilier droit et allongea un sourire un poil moqueur. Je m’approchai du comptoir et demandai au bouillon d’intellectuels : « Existe-t-il dans le coin des entrepôts désaffectés, des endroits où plus personne ne met les pieds depuis plusieurs mois ? »
Avant que la propriétaire de ce nid à fêtards ne pût écarter les lèvres, Barbe-à-Mousse envoya : « Pourquoi ? T’es du fisc ? » Pilier droit et Pilier gauche se gaussèrent ; les deux curieux qui jouaient aux fléchettes vinrent s’accouder au bar, un verre de bière scotché à la main. Je répondis calmement, en m’adressant à la molécule d’éthanol barbue : « J’ai juste posé une question. Chez les gens civilisés, la courtoisie impose que lorsque quelqu’un pose une question, ma foi, assez simple, l’un des membres de la communauté, en mesure de répondre, le fasse. Je vais donc répéter, au cas où l’effréné élan de gaieté qui embrase cet endroit aurait couvert le son de ma voix, existe-t-il dans le coin des entrepôts désaffectés ?
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