Pérez-Reverte, Arturo - Les bûchers de Bocanegra

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— Peut-être pourrait-on… murmura-t-il. Nous pourrions peut-être essayer…

Il avait peur et il était plus que probable qu’à la lumière du jour, la dague loin de son cou, le secrétaire du roi se ravise. Mais Alatriste n’avait pas le choix.

— S’il arrive quelque chose au petit, dit-il, le visage à quelques pouces de celui d’Alquézar, je reviendrai ici comme je suis venu cette nuit. Je viendrai vous tuer comme un chien, je viendrai vous égorger dans votre sommeil.

— Je vous répète que l’Inquisition…

L’huile de la petite lampe grésillait et un instant la lumière se refléta dans les yeux du capitaine comme une vision des flammes de l’enfer.

— Pendant votre sommeil – répéta-t-il, et il sentit sous sa main qui appuyait sur la poitrine d’Alquézar que celui-ci tremblait. Je le jure.

Personne n’en aurait douté et le regard de l’autre le montrait bien. Mais le capitaine vit aussi dans les yeux de son ennemi le soulagement de savoir qu’on n’allait pas le tuer cette nuit-là. Et dans le monde de ce misérable, la nuit était la nuit, et le jour était le jour. Tout pouvait recommencer depuis le début, dans une nouvelle partie d’échecs. Soudain, Alatriste comprit que tout ce qu’il entreprenait était inutile et que le secrétaire du roi retrouverait sa morgue dès qu’il écarterait sa dague. La certitude de savoir que j’étais condamné, quoi qu’il fasse, le mit dans une colère intense, froide et désespérée. Il douta un instant et Alquézar le comprit aussitôt. Le capitaine s’en rendit compte immédiatement, comme si l’acier de la biscayenne lui livrait, en même temps que les battements de cœur de son ennemi, les sinistres réflexions du secrétaire.

— Si vous me tuez maintenant, dit lentement Alquézar, le garçon est perdu.

C’était tout à fait juste, se dit le capitaine. Mais il le serait tout autant s’il laissait le secrétaire du roi en vie. Il recula d’un pas, le temps de se demander s’il fallait égorger sur-le-champ le secrétaire du roi et en finir avec un des serpents de ce noud de vipères. Mon sort retenait son bras. Il regarda autour de lui, comme s’il avait besoin d’espace pour réfléchir. Dans la demi-obscurité, il heurta avec le coude une carafe d’eau qui se trouvait sur la table de chevet. La carafe se brisa à grand bruit. Quand Alatriste, encore indécis, allait reposer sa dague sur le cou de son ennemi, une lumière apparut à la porte. Alatriste leva les yeux et découvrit Angélica d’Alquézar en chemise de nuit, une chandelle à la main, surprise et encore à moitié endormie. La petite fille les regardait.

Tout se passa ensuite très rapidement. La petite fille poussa un cri perçant à vous donner la chair de poule. Ce n’était pas un cri de peur, mais bien un cri de haine qui s’éleva dans la nuit, long comme celui d’un faucon à qui l’on enlève ses petits. Et quand Alatriste voulut s’éloigner du lit, ne sachant trop quoi faire d’elle, la dague toujours à la main, Angélica avait déjà traversé la chambre, rapide comme une balle et, jetant à terre sa chandelle, se lançait contre lui comme une minuscule furie vengeresse, les cheveux noués par des rubans, dans une chemise de soie blanche qui se dessinait dans la pénombre comme le suaire d’un spectre – extrêmement belle, je suppose, encore que le capitaine pensait sans doute tout autre chose. Toujours est-il qu’elle s’approcha de lui et, saisissant fermement son bras qui tenait la dague, elle le mordit comme un petit chien de chasse, blond et féroce. Elle resta ainsi accrochée au bras d’Alatriste qui la souleva en l’air quand il voulut se débarrasser d’elle en lui donnant des claques. Mais elle tenait bon. Sur ce, le capitaine vit l’oncle de la petite, libéré de la biscayenne qui le menaçait, sauter de son lit avec une agilité surprenante, en chemise et pieds nus, puis se précipiter vers une armoire d’où il sortit une petite épée pendant qu’il criait « assassins ! », « à moi ! » et « au secours ! ». En un instant, la maison fut en émoi. Ce n’était partout que bruits de pas et de coups, voix à peine arrachées au sommeil, bref un chahut de tous les diables.

Le capitaine avait enfin réussi à se débarrasser de la fillette qu’il avait envoyée rouler à terre juste à temps pour esquiver l’épée d’Alquézar qui, s’il avait été en pleine possession de ses moyens, aurait mis un terme à la carrière hasardeuse d’Alatriste. Il porta la main à son épée pendant qu’il se dérobait pour éviter les coups que l’autre cherchait à lui porter. Puis il se retourna, attaqua par deux fois le secrétaire et le fit reculer. Il cherchait la porte pour se sauver, mais la petite fille revenait déjà à la charge en poussant un hurlement à vous glacer le sang. Angélica se lança de nouveau à l’assaut, sans se soucier de l’épée qu’Alatriste tenait inutilement devant elle et qu’il dut finalement relever pour ne pas l’embrocher comme un poulet. En un clin d’œil, la petite fille s’accrocha avec ses ongles et ses dents au bras du capitaine, qui courait d’un côté et d’autre de la chambre sans parvenir à se défaire d’elle, uniquement préoccupé d’éviter les coups que lui portait Alquézar sans s’inquiéter le moins du monde de sa nièce. La bataille semblait vouloir s’éterniser quand Alatriste réussit à se défaire encore une fois de la petite fille et à porter un coup à Alquézar qui fit reculer le secrétaire du roi, dans un grand bruit de cuvettes, de pots de chambre et de faïences renversés. Le capitaine put enfin jeter un coup d’œil dans le couloir, juste à temps pour tomber sur trois ou quatre domestiques armés. Les choses se corsaient. Tellement qu’il sortit son pistolet et tira à bout portant. Il y eut alors dans l’escalier un grand désordre de pieds, de bras, d’épées, de boucliers et de gourdins. Avant que les domestiques n’aient eu le temps de se remettre debout, Alatriste rentra dans la chambre, tira le verrou et traversa la pièce en coup de vent pour s’approcher de la fenêtre, non sans esquiver deux méchants coups d’Alquézar et se retrouver pour la troisième maudite fois avec cette sangsue accrochée à son bras qui le mordait avec une férocité remarquable pour une petite fille de douze ans. Le capitaine finit par arriver devant la fenêtre, ouvrit les volets d’un coup de pied, déchira avec sa lame la chemise d’Alquézar qui trébucha en se couvrant maladroitement, et, tandis qu’il enjambait la balustrade de fer, secoua son bras pour faire lâcher prise à Angélica. Les yeux bleus et les dents menues et blanches étincelèrent encore avec une férocité inouïe avant qu’Alatriste qui commençait à en avoir assez d’elle la tire par les cheveux et, l’arrachant à son bras meurtri, l’expédie en l’air comme une balle furieuse et braillarde qui alla s’écraser contre son oncle. Nièce et oncle tombèrent sur le lit qui s’effondra à grand bruit. Profitant de la confusion, le capitaine se laissa glisser du haut la fenêtre, traversa la cour, sortit dans la rue et courut sans s’arrêter jusqu’à se retrouver bien loin de ce cauchemar.

Cherchant l’ombre des rues les plus noires, il rentra chez Juan Vicuna en passant devant les volets fermés de Fadrique l’apothicaire avant de traverser Puerta Cerrada où il n’y avait pas âme qui vive à cette heure.

Il aurait préféré ne pas penser, mais il ne pouvait s’en empêcher. Il était sûr d’avoir commis une stupidité qui ne ferait qu’aggraver la situation. Une froide colère lui battait les tempes, comme des coups de sang, et il se serait volontiers frappé le visage pour donner libre cours à son désespoir et à sa rage. Pourtant – se dit-il quand il eut retrouvé un peu de son calme –, le désir d’agir, de ne pas attendre que d’autres décident à sa place, l’avait poussé à sortir de sa tanière comme un loup désespéré chassant on ne sait trop quoi. Ce n’était pas dans son caractère. L’existence, le temps qu’elle durait, était beaucoup plus simple quand on n’avait qu’à se protéger soi-même dans un monde difficile où tous les jours chacun se voyait contraint de ne compter que sur ses propres forces, sans rien attendre de personne, sans autre responsabilité que de sauver sa peau. Diego Alatriste y Tenorio, vétéran des tercios de Flandre et des galères de Naples, avait passé de longues années à réprimer tout sentiment qui ne puisse se résoudre avec une bonne épée. Mais voilà qu’un jeune garçon dont peu avant il connaissait à peine le nom venait tout chambarder. Comme quoi on a beau être dur et courageux, il y a toujours un défaut dans la cuirasse.

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