L’éminent théoricien du préraphaélisme, sir James Tuckett, ne craint pas de placer la madone de la National Gallery au rang des chefs-d’œuvre de l’art chrétien. «En donnant à la tête de la Vierge, dit sir James Tuckett, un tiers de la hauteur totale de la figure, le vieux maître a attiré et contenu l’attention du spectateur sur les parties les plus sublimes de la personne humaine et notamment sur les yeux qu’on qualifie volontiers d’organes spirituels. Dans cette peinture, le coloris conspire avec le dessin pour produire une impression idéale et mystique. Le vermillon des joues n’y rappelle pas l’aspect naturel de la peau; il semble plutôt que le vieux maître ait appliqué sur les visages de la Vierge et de l’Enfant les roses du Paradis.»
On voit, dans une telle critique, briller, pour ainsi dire, un reflet de l’œuvre qu’elle exalte; cependant le séraphique esthète d’Edimbourg, Mac Silly, a exprimé d’une façon plus sensible encore et plus pénétrante l’impression produite sur son esprit par la vue de cette peinture primitive. «La madone de Margaritone, dit le vénéré Mac Silly, atteint le but transcendant de l’art; elle inspire à ses spectateurs des sentiments d’innocence et de pureté; elle les rend semblables aux petits enfants. Et cela est si vrai que, à l’âge de soixante six ans, après avoir eu la joie de la contempler pendant trois heures d’affilée, je me sentis subitement transformé en un tendre nourrisson. Tandis qu’un cab m’emportait à travers Trafalgar square , j’agitais mon étui de lunettes comme un hochet, en riant et gazouillant. Et, lorsque la bonne de ma pension de famille m’eut servi mon repas, je me versai des cuillerées de potage dans l’oreille avec l’ingénuité du premier âge.
»C’est à de tels effets, ajoute Mac Silly, qu’on reconnaît l’excellence d’une œuvre d’art.»
Margaritone, à ce que rapporte Vasari, mourut à l’âge de soixante-dix-sept ans, regrettant d’avoir assez vécu pour voir surgit un nouvel art et la renommée couronner de nouveaux artistes.» Ces lignes, que je traduis littéralement, ont inspiré à sir James Tuckett les pages les plus suaves, peut-être, de son œuvre. Elles font partie du Bréviaire des esthètes; tous les préraphaélites les savent par cœur. Je veux les placer ici comme le plus précieux ornement de ce livre. On s’accorde à reconnaître qu’il ne fut rien écrit de plus sublime depuis les prophètes d’Israël.
La vision de Margaritone
Margaritone, chargé d’ans et de travaux, visitait un jour l’atelier d’un jeune peintre nouvellement établi dans la ville. Il y remarqua une madone encore toute fraîche, qui, bien que sévère et rigide, grâce à une certaine exactitude dans les proportions et à un assez diabolique mélange d’ombres et de lumières, ne laissait pas que de prendre du relief et quelque air de vie. À cette vue, le naïf et sublime ouvrier d’Arezzo découvrit avec horreur l’avenir de la peinture.
Il murmura, le front dans les mains:
— Que de hontes cette figure me fait pressentir! J’y discerne la fin de l’art chrétien, qui peint les âmes et inspire un ardent désir du ciel. Les peintres futurs ne se borneront pas, comme celui-ci, à rappeler sur un pan de mur ou un panneau de bois la matière maudite dont nos corps sont formés: ils la célébreront et la glorifieront. Ils revêtiront leurs figures des dangereuses apparences de la chair; et ces figures sembleront des personnes naturelles. On leur verra des corps; leurs formes paraîtront à travers leurs vêtements. Sainte Madeleine aura des seins, sainte Marthe un ventre, sainte Barbe des cuisses, sainte Agnès des fesses (buttocks); saint Sébastien dévoilera sa grâce adolescente et saint Georges étalera sous le harnais les richesses musculaires d’une virilité robuste; les apôtres, les confesseurs, les docteurs et Dieu le Père lui-même paraîtront en manière de bons paillards comme vous et moi; les anges affecteront une beauté équivoque, ambiguë, mystérieuse qui troublera les cœurs. Quel désir du ciel vous donneront ces représentations? Aucun; mais vous y apprendrez à goûter les formes de la vie terrestre. Où s’arrêteront les peintres dans leurs recherches indiscrètes? Ils ne s’arrêteront point. Ils en arriveront à montrer des hommes et des femmes nus comme les idoles des Romains. Il y aura un art profane et un art sacré, et l’art sacré ne sera pas moins profane que l’autre.
»—Arrière! démons! s’écria le vieux maître.
»Car en une vision prophétique, il découvrait les justes et les saints devenus pareils à des athlètes mélancoliques; il découvrait les Apollo jouant du violon, sur la cime fleurie, au milieu des Muses aux tuniques légères; il découvrait les Vénus couchées sous les sombres myrtes et les Danaé exposant à la pluie d’or leurs flancs délicieux; il découvrait les Jésus dans les colonnades, parmi les patriciens, les dames blondes, les musiciens, les pages, les nègres, les chiens et les perroquets; il découvrait, en un enchevêtrement inextricable de membres humains, d’ailes déployées et de draperies envolées, les Nativités tumultueuses, les Saintes Familles opulentes, les Crucifixions emphatiques; il découvrait les sainte Catherine, les sainte Barbe, les sainte Agnès, humiliant les patriciennes par la somptuosité de leur velours, de leurs brocarts, de leurs perles et par la splendeur de leur poitrine; il découvrait les Aurores répandant leurs roses et la multitude des Diane et des Nymphes surprises nues au bord des sources ombreuses. Et le grand Margaritone mourut suffoqué par ce pressentiment horrible de la Renaissance et de l’école de Bologne.»
Nous possédons un précieux monument de la littérature pingouine au XVe siècle. C’est la relation d’un voyage aux enfers, entrepris par le moine Marbode, de l’ordre de saint Benoît, qui professait pour le poète Virgile une admiration fervente. Cette relation, écrite en assez bon latin, a été publiée par M. du Clos des Lunes. On la trouvera ici traduite pour la première fois en français. Je crois rendre service à mes compatriotes en leur faisant connaître ces pages qui, sans doute, ne sont pas uniques en leur genre dans la littérature latine du moyen âge. Parmi les fictions qui peuvent en être rapprochées nous citerons le Voyage de saint Brendan, la Vision d’Albéric, le Purgatoire de saint Patrice , descriptions imaginaires du séjour supposé des morts, comme la Divine Comédie de Dante Alighieri.
Des œuvres composées sur ce thème la relation de Marbode est une des plus tardives, mais elle n’en est pas la moins singulière.
La descente de Marbode aux Enfers
En la quatorze cent cinquante-troisième année depuis l’incarnation du fils de Dieu, peu de jours avant que les ennemis de la Croix n’entrassent dans la ville d’Hélène et du grand Constantin, il me fut donné à moi, frère Marbode, religieux indigne, de voir et d’ouïr ce que personne n’avait encore ouï ni vu. J’ai composé de ces choses une relation fidèle, afin que le souvenir n’en périsse point avec moi, car le temps de l’homme est court.
Le premier jour de mai de ladite année, à l’heure de vêpres, en l’abbaye de Corrigan, assis sur une pierre du cloître, près de la fontaine couronnée d’églantines, je lisais, à mon habitude, quelque chant du poète que j’aime entre tous, Virgile, qui a dit les travaux de la terre, les bergers et les chefs. Le soir suspendait les plis de sa pourpre aux arcs du cloître et je murmurais d’une voix émue les vers qui montrent comment Didon la Phénicienne traîne sous les myrtes des enfers sa blessure encore fraîche. À ce moment, frère Hilaire passa près de moi, suivi de frère Jacinthe, le portier.
Читать дальше