— Roi Brian, connaissez par cet exemple la différence d’une femme chrétienne et d’une femme païenne. Lucrèce romaine fut la plus vertueuse des princesses idolâtres; pourtant elle n’eut pas la force de se défendre contre les attaques d’un jeune efféminé, et, confuse de sa faiblesse, elle tomba dans le désespoir, tandis que Glamorgane a résisté victorieusement aux assauts d’un criminel plein de rage et possédé du plus redoutable des démons.
Cependant Oddoul, dans la prison du palais, attendait le moment d’être brûlé vif. Mais Dieu ne souffrit pas que l’innocent pérît. Il lui envoya un ange qui, ayant pris la forme d’une servante de la reine, nommée Gudrune, le tira de sa prison et le conduisit dans la chambre même qu’habitait cette femme dont il avait l’apparence.
Et l’ange dit au jeune Oddoul:
— Je t’aime parce que tu oses.
Et le jeune Oddoul, croyant entendre Gudrune elle-même, répondit, les yeux baissés:
— C’est par la grâce du Seigneur que j’ai résisté aux violences de la reine et bravé le courroux de cette femme puissante.
Et l’ange demanda:
— Comment? tu n’as pas fait ce dont la reine t’accuse?
— En vérité! non, je ne l’ai pas fait, répondit Oddoul, la main sur son cœur.
— Tu ne l’as pas fait?
— Non! je ne l’ai pas fait. La seule pensée d’une pareille action me remplit d’horreur.
— Alors, s’écria l’ange, qu’est-ce que tu fiches ici, espèce d’andouille [5] Le chroniqueur pingouin qui rapporte le fait emploie cette expression: Species inductilis . J’ai traduit littéralement.
?
Et il ouvrit la porte pour favoriser la fuite du jeune religieux.
Oddoul se sentit violemment poussé dehors. À peine était-il descendu dans la rue qu’une main lui versa un pot de chambre sur la tête; et il songea:
— Tes desseins sont mystérieux, Seigneur, et tes voies impénétrables.
Chapitre II
Draco le Grand. — Translation des reliques de sainte Orberose
La postérité directe de Brian le Pieux s’éteignit vers l’an 900, en la personne de Collic au Court-Nez. Un cousin de ce prince, Bosco le Magnanime, lui succéda et prit soin, pour s’assurer le trône, d’assassiner tous ses parents. Il sortit de lui une longue lignée de rois puissants.
L’un d’eux, Draco le Grand, atteignit à une haute renommée d’homme de guerre. Il fut plus souvent battu que les autres. C’est à cette constance dans la défaite qu’on reconnaît les grands capitaines. En vingt ans, il incendia plus de cent mille hameaux, bourgs, faubourgs, villages, villes, cités et universités. Il portait la flamme indifféremment sur les terres ennemies et sur son propre domaine. Et il avait coutume de dire, pour expliquer sa conduite:
— Guerre sans incendie est comme tripes sans moutarde: c’est chose insipide.
Sa justice était rigoureuse. Quand les paysans qu’il faisait prisonniers ne pouvaient acquitter leur rançon, il les faisait pendre à un arbre, et si quelque malheureuse femme venait l’implorer en faveur de son mari insolvable, il la traînait par les cheveux à la queue de son cheval. Il vécut en soldat, sans mollesse. On se plaît à reconnaître que ses mœurs étaient pures. Non seulement il ne laissa pas déchoir son royaume de sa gloire héréditaire, mais encore il soutint vaillamment jusque dans ses revers l’honneur du peuple pingouin.
Draco le Grand fit transférer à Alca les reliques de sainte Orberose.
Le corps de la bienheureuse avait été enseveli dans une grotte du rivage des Ombres, au fond d’une landes parfumée. Les premiers pélerins qui l’allèrent visiter furent les jeunes garçons et les jeunes filles des villages voisins. Ils s’y rendaient, de préférence, par couples, le soir, comme si les pieux désirs cherchaient naturellement, pour se satisfaire, l’ombre et la solitude. Il vouaient à la sainte un culte fervent et discret, dont ils semblaient jaloux de garder le mystère; ils n’aimaient point à publier trop haut les impressions qu’ils y éprouvaient; mais on les surprenait se murmurant les uns aux autres les mots d’amour, de délices et de ravissement, qu’ils mêlaient au saint nom d’Orberose; les uns soupiraient qu’on y oubliait le monde; d’autres disaient qu’on sortait de la grotte dans le calme et l’apaisement; les jeunes filles entre elles rappelaient les délices dont elles y avaient été pénétrées.
Telles furent les merveilles qu’accomplit la vierge d’Alca à l’aurore de sa glorieuse éternité: elles avaient la douceur et le vague de l’aube. Bientôt le mystère de la grotte, tel qu’un parfum subtil, se répandit dans la contrée; ce fut pour les âmes pures un sujet d’allégresse et d’édification, et les hommes corrompus essayèrent en vain d’écarter, par le mensonge et la calomnie, les fidèles des sources de grâce qui coulaient du tombeau de la sainte. L’Église pourvut à ce que ces grâces ne demeurassent point réservées à quelques enfants, mais se répandissent sur toute la chrétienté pingouine. Des religieux s’établirent dans la grotte, bâtirent un monastère, une chapelle, une hôtellerie, sur le rivage, et les pèlerins commencèrent à affluer.
Comme fortifiée par un plus long séjour dans le ciel, la bienheureuse Orberose accomplissait maintenant des miracles plus grands en faveur de ceux qui venaient déposer leur offrande sur sa tombe; elle faisait concevoir des espérances aux femmes jusque-là stériles, envoyait des songes aux vieillards jaloux pour les rassurer sur la fidélité de leurs jeunes épouses injustement soupçonnées, tenait éloignés de la contrée les pestes, les épizooties, les famines, les tempêtes et les dragons de Cappadoce.
Mais durant les troubles qui désolèrent le royaume au temps du roi Collic et de ses successeurs, le tombeau de sainte Orberose fut dépouillé de ses richesses, le monastère incendié, les religieux dispersés; le chemin, si longtemps foulé par tant de dévots pèlerins, disparut sous l’ajonc, la bruyère et le chardon bleu des sables. Depuis cent ans, la tombe miraculeuse n’était plus visitée que par les vipères, les belettes et les chauves-souris, quand la sainte apparut à un paysan du voisinage nommé Momordic.
— Je suis la vierge Orberose, lui dit-elle; je t’ai choisi pour rétablir mon sanctuaire. Avertis les habitants de ces contrées que, s’ils laissent ma mémoire abolie et mon tombeau sans honneurs ni richesses, un nouveau dragon viendra désoler la Pingouinie.
Des clercs très savants firent une enquête sur cette apparition qu’ils reconnurent véritable, non diabolique, mais toute céleste, et l’on remarqua plus tard qu’en France, dans des circonstances analogues, sainte Foy et sainte Catherine avaient agi de même et tenu un semblable langage.
Le moustier fut relevé et les pèlerins affluèrent de nouveau. La vierge Orberose opérait des miracles de plus en plus grands. Elle guérissait diverses maladies très pernicieuses, notamment le pied bot, l’hydropisie, la paralysie et le mal de saint Guy. Les religieux, gardiens du tombeau, jouissaient d’une enviable opulence quand la sainte, apparue au roi Draco le Grand, lui ordonna de la reconnaître pour la patronne céleste du royaume et de transférer ses restes précieux dans la cathédrale d’Alca.
En conséquence, les reliques bien odorantes de cette vierge furent portées en grande pompe à l’église métropolitaine et déposées au milieu du chœur, dans une châsse d’or et d’émail, ornée de pierres précieuses.
Le chapitre tint registre des miracles opérés par l’intervention de la bienheureuse Orberose.
Draco le Grand, qui n’avait jamais cessé de défendre et d’exalter la foi chrétienne, mourut dans les sentiments de la plus vive piété, laissant de grands biens à l’Eglise.
Читать дальше