Nourri dans des âges barbares, avant la résurrection des Muses, frère Hilaire n’est point initié à la sagesse antique; toutefois la poésie du Mantouan a, comme un flambeau subtil, jeté quelques lueurs dans son intelligence.
— Frère Marbode, me demanda-t-il, ces vers que vous soupirez ainsi, la poitrine gonflée et les yeux étincelants, appartiennent-ils à cette grande Énéide dont, matin ni soir, vous ne détournez guère les yeux?
Je lui répondis que je lisais de Virgile comment le fils d’Anchise aperçut Didon pareille à la lune derrière le feuillage [6] Le texte porte … qualem primo qui surgere mense Aut videt aut vidisse putat per nubila lunam. Frère Marbode, par une étrange inadvertance, substitue à l’image créée par le poète une image toute différente.
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— Frère Marbode, répliqua-t-il, je suis certain que Virgile exprime en toute occasion de sages maximes et des pensées profondes. Mais les chants qu’il modula sur la flûte syracusaine présentent un sens si beau et une si haute doctrine, qu’on en demeure ébloui.
— Prenez garde, mon père, s’écria frère Jacinthe d’une voix émue. Virgile était un magicien qui accomplissait des prodiges avec l’aide des démons. C’est ainsi qu’il perça une montagne près de Naples et qu’il fabriqua un cheval de bronze ayant le pouvoir de guérir tous les chevaux malades. Il était nécromancien, et l’on montre encore, en une certaine ville d’Italie, le miroir dans lequel il faisait apparaître les morts. Et pourtant une femme trompa ce grand sorcier. Une courtisane napolitaine l’invita de sa fenêtre à se hisser jusqu’à elle dans le panier qui servait à monter les provisions; et elle le laissa toute la nuit suspendu entre deux étages.
Sans paraître avoir entendu ces propos:
— Virgile est un prophète, répliqua frère Hilaire; c’est un prophète et qui laisse loin derrière lui les Sibylles avec leurs carmes sacrés, et la fille du roi Priam, et le grand divinateur des choses futures, Platon d’Athènes. Tous trouverez dans le quatrième de ses chants syracusains la naissance de Notre-Seigneur annoncée en un langage qui semble plutôt du ciel que de la terre [7] Trois siècles avant l’époque où vivait notre Marbode on chantait dans les églises, le jour de Noël: Maro, vates gentilium, Da Christo testimonium.
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»Au temps de mes études, lorsque je lus pour la première fois: JAM REDIT ET VIRGO, je me sentis plongé dans un ravissement infini; mais tout aussitôt j’éprouvai une vive douleur à la pensée que, privé pour toujours de la présence de Dieu, l’auteur de ce chant prophétique, le plus beau qui soit sorti d’une lèvre humaine, languissait, parmi les Gentils, dans les ténèbres éternelles. Cette pensée cruelle ne me quitta plus. Elle me poursuivait jusqu’en mes études, mes prières, mes méditations et mes travaux ascétiques. Songeant que Virgile était privé de la vue de Dieu et que peut-être même il subissait en enfer le sort des réprouvés, je ne pouvais goûter ni joie ni repos et il m’arriva de m’écrier plusieurs fois par jour, les bras tendus vers le ciel:
»—Révélez moi, Seigneur, la part que vous fîtes à celui qui chanta sur la terre comme les anges chantent dans les cieux!
»Mes angoisses, après quelques années, cessèrent lorsque je lus dans un livre ancien que le grand apôtre qui appela les Gentils dans l’Eglise du Christ, saint Paul, s’étant rendu à Naples, sanctifia de ses larmes le tombeau du prince des poètes [8] Ad Maronis mausoleum Ductus, fudit super eum Piae rorem lacrymae. Quem te, inquit, reddidissem, Si te vivum invenissem Poetarum maxime!
. Ce me fut une raison de croire que Virgile, comme l’empereur Trajan, fut admis au Paradis pour avoir eu, dans l’erreur le pressentiment de la vérité. On n’est point obligé de le croire, mais il m’est doux de me le persuader.»
Ayant ainsi parlé, le vieillard Hilaire me souhaita la paix d’une sainte nuit et s’éloigna avec le frère Jacinthe.
Je repris la délicieuse étude de mon poète. Tandis que, le livre à la main, je méditais comment ceux qu’Amour fit périr d’un mal cruel suivent les sentiers secrets au fond de la forêt myrteuse, le reflet des étoiles vint se mêler en tremblant aux églantines effeuillées dans l’eau de la fontaine claustrale. Soudain les lueurs, les parfums et la paix du ciel s’abîmèrent. Un monstrueux Borée, chargé d’ombre et d’orage, fondit sur moi en mugissant, me souleva et m’emporta comme un fétu de paille au-dessus des champs, des villes, des fleuves, des montagnes, à travers des nuées tonnantes, durant une nuit faite d’une longue suite de nuits et de jours. Et lorsque après cette constante et cruelle rage l’ouragan s’apaisa enfin, je me trouvai, loin de mon pays natal, au fond d’un vallon enveloppé de cyprès. Alors une femme d’une beauté farouche et traînant de longs voiles s’approcha de moi. Elle me posa la main gauche sur l’épaule et, levant le bras droit vers un chêne au feuillage épais:
— Vois! me dit-elle.
Aussitôt je reconnus la Sibylle qui garde le bois sacré de l’Averne et je discernai, parmi les branches touffues de l’arbre que montrait son doigt, le rameau d’or agréable à la belle Proserpine.
M’étant dressé debout:
— Ainsi donc, m’écriai-je, ô Vierge prophétique, devinant mon désir, tu l’as satisfait. Tu m’as révélé l’arbre qui porte la verge resplendissante sans laquelle nul ne peut entrer vivant dans la demeure des morts. Et il est vrai que je souhaitais ardemment de converser avec l’ombre de Virgile.
Ayant dit, j’arrachai du tronc antique le rameau d’or et m’élançai sans peur dans le gouffre fumant qui conduit aux bords fangeux du Styx, où tournoient les ombres comme des feuilles mortes. À la vue du rameau dédié à Proserpine, Charon me prit dans sa barque, qui gémit sous mon poids, et j’abordai la rive des morts, accueilli par les abois silencieux du triple Cerbère. Je feignis de lui jeter l’ombre d’une pierre et le monstre vain s’enfuit dans son antre. Là vagissent parmi les joncs les enfants dont les yeux s’ouvrirent et se fermèrent en même temps à la douce lumière du jour; là, au fond d’une caverne sombre, Minos juge les humains. Je pénétrai dans le bois de myrtes où se traînent languissamment les victimes de l’amour, Phèdre, Procris, la triste Éryphyle, Evadné, Pasiphaé, Laodamie et Cénis, et Didon la Phénicienne; puis je traversai les champs poudreux réservés aux guerriers illustres. Au delà, s’ouvrent deux routes: celle de gauche conduit au Tartare, séjour des impies. Je pris celle de droite, qui mène à l’Élysée et aux demeures de Dis. Ayant suspendu le rameau sacré à la porte de la déesse, je parvins dans des campagnes amènes, vêtues d’une lumière pourprée. Les ombres des philosophes et des poètes y conversaient gravement. Les Grâces et les Muses formaient sur l’herbe des chœurs légers. S’accompagnant de sa lyre rustique, le vieil Homère chantait. Ses yeux étaient fermés, mais ses lèvres étincelaient d’images divines. Je vis Solon, Démocrite et Pythagore qui assistaient, dans la prairie, aux jeux des jeunes hommes et j’aperçus, à travers le feuillage d’un antique laurier, Hésiode, Orphée, le mélancolique Euripide et la mâle Sappho. Je passai et reconnus, assis au bord d’un frais ruisseau, le poète Horace, Varius, Gallus et Lycoris. Un peu à l’écart, Virgile, appuyé au tronc d’une yeuse obscure, pensif, regardait les bois. De haute stature et la taille mince, il avait encore ce teint hâlé, cet air rustique, cette mise négligée, cette apparence inculte qui, de son vivant, cachait son génie. Je le saluai pieusement et demeurai longtemps sans paroles.
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